Héros du sexe Imprimer
Nouvelles érotiques
Écrit par Miriam   
[À G.D.]
 
Mon histoire est une histoire vraie. On me dira sans doute que j'exagère, que j'ai trop pris de LSD, trop de haschich et trop de whisky. Mais pourtant voilà, c'est arrivé. Il était une fois moi, à 25 ans, le 30 avril 1968. Il faut vous représenter le moi de ce temps-là : toujours tiré à quatre épingles, la nuque et les oreilles bien dégagées et en forte odeur de sainteté à la fac de Nanterre, où j'étais le (trop) jeune assistant d'un éminent professeur de linguistique comparée. Mais pour tout vous dire, je m'emmerdais comme un rat mort. Toute ma vie, j'avais essayé d'être du côté des bons : les bons élèves, les bons fils et les bons assistants. Mais ce soir d'avril, en sortant de l'amphi, j'avais vraiment les boules. Les étudiants, je le sentais, me considéraient déjà comme une momie. Et au fond, ils n'avaient pas tout à fait tort. J'étais une espèce de truc embaumé tout cru dans le système gaulliste. Pendant qu'ils crachaient sur les valeurs du Capital et militaient pour la paix au Viêt-Nam, à la suite de ce grand excité de Cohn-Bendit, je passais mes journées à disserter sur les théories de René de Saussure. Et mes nuits à me branler dans un mouchoir. Parce qu'il faut aussi que je vous explique le pourquoi de tous ces trucs qui me sont arrivés à partir de ce moment-là. C'est que le mardi 30 avril 1968, à 18h30, en sortant de la fac de Nanterre dans mon trois pièces bleu marine, j'étais toujours puceau. Oui, vous avez bien lu : à 25 ans sonnés, je n'avais jamais dépassé le stade de la masturbation honteuse. Bon, j'avais été fiancé, un peu plus de deux jours, à la fille du meilleur ami de mon père. Mon père qui m'aurait bien vu suivre ses traces de Gaulliste convaincu (plus vaincu que con, d'ailleurs, mais il me faisait tout de même prodigieusement chier la plupart du temps). Ma promise (ou plutôt, mon imposée) était moche, bègue et apocalyptiquement débile; j'avais donc rompu dès que possible, en prétextant une vocation religieuse. Après quelques mois passés à me branler la nuit dans un mouchoir, au fond de la petite cellule du monastère trappiste où j'avais fait retraite, je sortis discrètement par la porte de derrière et je vins m'installer à Paris. Mon paternel avait gueulé comme un putois, évidemment. Mais je lui avais fait le coup de l'abstinent pour l'amour de la langue et il avait fini par la fermer. Je savais que le répit n'était qu'une simple trêve et que, tôt ou tard, il essayerait de mettre un autre boudin anti-érectile à mon bras. Jusque-là, je n'avais été qu'un lâche. Puis brusquement, le 30 avril 1968, je pris la décision d'être un héros. Un héros du sexe.

Mon problème principal était que je ne connaissais aucune fille un peu correcte, même de loin. Il y avait bien les étudiantes, mais j'avais trop peur qu'elles me rigolent à la figure une fois au lit. J'étais bien sûr que toutes ces petites salopes avaient déjà un impressionnant nombre d'heures de vol derrière elles. Dépucelé par une gamine de six ans ma cadette, c'était trop pour mon orgueil pénien. Je pris donc une décision radicale en montant dans ma voiture ce soir-là : j'irais jeter ma gourme chez une professionnelle. J'étais particulièrement déterminé, mais malheureusement ça s'arrêtait plus ou moins là. Je n'avais bien entendu jamais mis les pieds dans un bordel, jamais rencontré de putain et jamais vu le moindre strip-tease. Je savais juste que les ligues de vertu s'acharnaient contre certains quartiers comme Pigalle. Je pris donc la direction de Paris avec la (pas encore trop ferme) intention de perdre mon pucelage. Une fois garé Boulevard de Clichy, je sentis bien qu'il y aurait un gouffre entre ma résolution et le passage à l'acte. J'entrai dans le premier bar venu pour y prendre un grand whisky, afin de me donner du courage. Je m'installai au zinc et commandai, d'une voix que je voulais mâle, un double Johnnie Walker sans glace. Je me la jouais déjà Jef dans le Samouraï, ou en tout cas j'essayais. Le whisky me brûlait la gorge, je me retenais de toutes mes forces pour ne pas tousser. Comme les larmes me montaient aux yeux, j'achetai un paquet de Gitanes pour fumer comme Delon. Ce n'était pas fort malin, bien sûr : je n'avais jamais fumé de ma vie non plus. Une quinte me plia immédiatement en deux; les autres clients autour de moi levèrent les yeux et se mirent à rigoler doucement. Je pris une grande rasade, pour me donner un genre, mais il était clair qu'ils se foutaient copieusement de ma gueule -  dans mon dos. C'est à ce moment-là qu'une jeune femme très mince et très belle, que je n'avais pas vue en entrant, se leva de la table où elle buvait distraitement un gin-tonic et vint se hisser sur le tabouret juste à côté du mien. Elle me fit un petit sourire.

- Vous auriez une cigarette ? demanda-t-elle. Sa voix était douce et rauque à la fois. Ma détermination faiblissante tangua dans mon caleçon.

- Je m'appelle Charles, dis-je en lui tendant le paquet. Comme le Prince Charles.

- Comme qui ?

- Oh, rien. Et vous, c'est comment votre nom ?

- Moi, c'est Varla.

- C'est joli Varla, murmurai-je pour me donner une contenance. C'est russe ?

Elle secoua la tête.

- Non, c'est américain.

- Ah. Bon. C'est joli quand même.

- J'ai un peu soif, dit-elle en tirant longuement sur sa cigarette. Elle me sourit de nouveau, en expirant très lentement la fumée, la bouche entrouverte et les yeux mi-clos.

Je restai à la regarder sans réagir (je vous l'ai dit : j'étais très, très, très puceau). Elle avait les yeux verts, les cheveux blonds presque roux et sa peau était très blanche. Elle était outrageusement maquillée : de l'eye-liner noir, un rouge à lèvres foncé et de longs faux-cils. Sa mini-jupe par contre était très courte et ne cachait absolument rien de ses splendides jambes fuselées, qu'elle décroisait et recroisait machinalement. Elle portait aux poignets des bracelets d'argent qui tintaient doucement. Je la trouvais provocante et merveilleusement belle.

- J'ai très soif, tu sais, insista-t-elle en passant les doigts dans ses cheveux.

J'étais totalement hypnotisé. J'entendais qu'elle me parlait, mais je ne comprenais pas un mot. Aucun syntagme ne s'actualisait plus en moi. J'étais devenu un satellite de Varla.

- Ouh ouh ! Tu dors ou quoi ?

Je sortis de ma torpeur.

- Oh ! Non, non, désolé ! Qu'est-ce que tu bois ?

- J'aimerais bien un autre gin tonic.

Avant que j'aie pu dire un mot, le barman posait le verre devant elle avec un coup d'œil entendu. Elle trempa ses lèvres dans le verre puis me sourit en se balançant sur son tabouret.

- Merci, j'avais très soif. Tu viens ?

- Euh, oui, mais où ça ?

- T'es chou mon Charlot !

- Ça vous f'ra vingt francs, M'sieur, dit le barman.

- Je vous demande pardon ?! m'exclamai-je, abasourdi par le montant réclamé.

- Ça vous f'ra vingt francs, pour le whisky, les cigarettes et les quatre gins de la demoiselle, insista-t-il d'un air méchant.

- Comment ça, quatre ? Mais elle n'en a bu que deux ! m'énervai-je.

- Deux avec vous, deux sans vous. Le compte y est, rigola-t-il.

Je sortis deux billets de ma poche, sur lesquels Voltaire lui aussi semblait se foutre de moi par en-dessous. Varla trépignait sur le seuil. Lorsque je la rejoignis, elle glissa son bras sous le mien et m'embrassa sur la joue. Son rouge laissa sur ma peau une plaque grasse, mais je n'osai pas l'essuyer. Elle trottina gaiement pendant une centaine de mètres, puis s'engagea dans une cour d'immeuble obscure qui sentait le navet cuit.

- Et là, on va où exactement ? demandai-je avec inquiétude.

- Ben chez moi, où veux-tu qu'on aille ?! répondit Varla en haussant les épaules.

Elle monta devant moi l'escalier mal éclairé et, au dernier étage, entra la première dans une petite chambre chichement meublée d'un lit doré, d'une chaise et d'un paravent miteux. Elle se laissa tomber assise sur le lit et me fit un clin d'œil.

- Tu veux quoi, mon Charlot, demanda Varla en faisant glisser sa micro-jupe le long de ses jambes sublimes.

Je pris une grande inspiration et me jetai à l'eau.

- Perdre mon pucelage.

Elle s'arrêta net et me dévisagea d'un air complètement stupide.

- Hein ?!

- Je veux perdre mon pucelage, répétai-je.

Elle rit doucement.

- Ben merde, quelle soirée ! murmura-t-elle en secouant la tête.

- Désolé.

- C'est rien mon Charlot, Varla va s'occuper de tout pour toi. Mets-toi à l'aise mon lapin. On va passer un super bon moment toi et moi, tu vas voir...

Mais je n'eus pas le temps d'esquisser un geste. Un vacarme épouvantable monta de la cour : des cris, des insultes et des coups violents frappés aux portes.

- POLICE ! OUVREZ ! hurlaient les voix.

- Bordel ! Les poulets ! Fous l'camp, par ici ! s'exclama Varla en me poussant par une petite porte dérobée, qui était dissimulée derrière le paravent.

- Mais ! Je... protestai-je.

- Mais tire-toi, pauvre connard ! Tu vas me faire coffrer !

Et elle appuya son ordre par un grand coup de pied au cul (le mien, en l'occurrence). Je dégringolai les marches branlantes aussi vite que je le pus et me retrouvai dans une espèce de garage. Je me guidai à la lumière qui filtrait par les portes et me cognai le genou dans un machin bas et très dur. La douleur fut épouvantablement intense. Delon était loin. J'avais très envie de vomir. Le whisky me tordait l'estomac. Et j'étais mort de trouille. Si je me faisais arrêter, je pouvais dire adieu à mon poste de Nanterre. Et mon père allait sûrement me marier de force à une cul-de-jatte obèse, pour ma pénitence.

Je poussai une porte métallique et me retrouvai dans une ruelle. Je me mis à courir, puis je me ravisai. Si je cavalais comme ça, les flics me repéreraient. Il fallait marcher calmement, comme un passant lambda. Je repris ma voiture et rentrai tout piteux dans mon petit appartement de Neuilly. Mon tibia gauche était ouvert sur une dizaine de centimètres et saignait abondamment. J'avais déjà fort mal au crâne. Mais le pire de tout, c'est que j'étais encore et toujours puceau. Et profondément humilié. Je m'effondrai sur mon lit, désespéré, et je me mouchai bruyamment dans le mouchoir que je gardais toujours sous mon oreiller. Puis, avant de sombrer dans un sommeil douloureux, je me jurai de ne plus jamais me branler qu'à mains nues, comme un homme.

Le lendemain c'était la fête du travail. C'en fut un, pour moi, de dégueuler tripes et boyaux jusque tard dans l'après-midi. La gueule de bois me cloua au lit, entre les crises émétiques. Je n'eus ni le cœur ni la force de me branler. Je repensais à la jolie Varla, avec ses longues jambes et son gentil sourire. Une sacrée salope, finalement. Tandis que je ressassais, la concierge vint frapper à ma porte. Je lui répondis de mon lit que j'étais malade, mais elle insista. Cette vieille pie me lavait et me repassait mon linge et s'octroyait de ce fait des familiarités désolantes. Il n'était pas rare de la voir débarquer le dimanche dès l'aube, sous des prétextes fumeux, et de me tenir le crachoir pendant toute la matinée. Son pouvoir était démesuré. Installée depuis plus de quarante ans dans l'immeuble, elle tenait sous sa coupe le quartier au grand complet. Son indiscrétion pathologique lui avait permis d'extorquer aux locataires leurs secrets les plus sordides. Reiber dénaturé, elle ne se privait d'ailleurs pas de les semer à tout vent, non sans y ajouter au passage des détails de son cru - et particulièrement embarrassants. J'avais vite compris qu'il fallait jouer selon ses règles, sous peine d'être aussitôt mis à l'index par tout le pâté de maisons, commerçants inclus. Je n'avais donc pas le choix : je me levai en titubant et lui ouvris. Elle me considéra avec une pitié toute maternelle et se désola en investissant mon minuscule territoire.

- Mon pauvre Monsieur Charles, et moi qui venais vous demander un service. Et vous êtes grippé, mon pauvre Monsieur Charles.

- Mais non, ce n'est rien Madame Simone, juste une petite indigestion. La morue n'était pas fraîche, hier à la cantine.

- Ah ! Mon pauvre Monsieur Charles ! C'est une petite femme bien gentille qu'il vous faudrait, pour vous mitonner de bons petits plats...

- Allons, allons, Madame Simone, dans un appartement grand comme un mouchoir de poche; ce n'est pas sérieux. Mais vous aviez quelque chose à me demander ?

Elle gigota et se désola de plus belle à propos de mon indisposition. J'insistai, sachant que si je lui refusais son service, elle irait aussitôt raconter partout que j'étais gravement malade - et sans doute très contagieux.

- Et bien voilà, c'est que ma nièce arrive demain par le train de Dijon et qu'il faudrait aller la chercher. Vous savez que nous n'avons pas de voiture. Et les taxis c'est bien cher, ma foi. La pauvre petite, seule elle va sûrement se perdre. Ça n'a seulement jamais quitté son coin de campagne, ça n'a pas vingt ans. C'est l'innocence même, ce pauvre petit oiseau du Bon Dieu...

- D'accord, Madame Simone, c'est entendu. J'irai chercher votre nièce demain. À quelle heure et où le train arrive-t-il ?

- Demain en Gare de Lyon, vers les sept heures.

- J'y serai.

Je la poussai dehors et, dès qu'elle fut sortie, je retournai vomir. Je passai une nuit sordide, les entrailles tordues et le sexe aux abois. Je voulais bien entendu tenir mon engagement solennel de me branler désormais comme un homme, mais j'éprouvais une honte atroce à l'idée de poser les doigts sur mon sexe. Je ne pouvais m'empêcher de me rappeler mes nuits dans le dortoir de la pension de mon adolescence, le crâne rasé, la chemise de nuit boutonnée jusqu'au col et les bras bien tendus, mains à plat sur la couverture brune qui grattait. J'avais des érections, bien sûr, comme tous les autres garçons. Mais il était interdit de se tourner pour atténuer la bosse qui se dressait sous nos draps. Et puisque je ne me branlais pas en cachette dans les waters, comme tous les autres, mes érections étaient aussi peu discrètes qu'elles étaient régulières. Chaque soir, à neuf heures tapantes, j'étais la risée de tous. On m'avait baptisé « Charles-le-tipi ». Ces mauvais souvenirs me hantèrent jusqu'aux petites heures. J'arrivai donc à la fac de fort mauvaise humeur, et avec un mal de crâne dantesque.

Je l'ignorais en garant ma Renault, mais la journée allait être épique. La fac était sur le pied de guerre, les étudiants tenaient des conseils extraordinaires un peu partout et le recteur ne décolérait pas. Les activistes du mouvement du 22-mars, persuadés que les fachos d'Occident allaient transformer l'université en boucherie nazie, avaient en quelque sorte pris le maquis. Vers midi, c'était la foire totale. Certains cours, dont le mien, étaient largement chahutés. Le recteur était vert de rage. Quelques-uns de mes éminents collègues historiens bramaient qu'il fallait foutre Cohn-Bendit à la porte et le raccompagner illico à la frontière. De mon côté, j'étais un peu vert aussi, mais c'était seulement les restes de la gueule de bois. Je fus très soulagé de quitter Nanterre en fin d'après-midi, alors que Grappin, le recteur, venait de décider la fermeture administrative. Connaissant la tête de bois des meneurs, ce n'était selon moi pas du tout une bonne idée. Mais bon, c'était le recteur qui décidait. Moi, je n'étais qu'un assistant puceau de 25 ans. Mais en bonne voie de se transformer en héros du sexe.

Une fois dans Paris, je fus surpris par l'atmosphère particulièrement électrique qui régnait dans les rues. De petits groupes discutaient sur les trottoirs, pour la plupart des jeunes gens ou des ouvriers en bleu de travail. Le Premier Ministre venait de partir pour l'Iran. Je trouvais que ce n'était pas plus malin que la décision prise par Grappin de fermer la fac. Je voyais quotidiennement les étudiants et je me disais que ça ne tarderait pas à péter très fort. Ils devaient être aveugles, en haut lieu. Ou peut-être était-ce moi qui ne comprenais rien, à cause de mon pucelage ?

À la Gare de Lyon, c'était l'effervescence. J'entrai dans un café pour prendre un grand crème et j'appris, en écoutant les conversations autour de moi, que les locaux de la FGEL avaient été incendiés. On accusait Occident et les fachos d'extrême droite. Les étudiants de la Sorbonne étaient prêts à se défendre jusqu'à la mort. Mais comme mon mal de crâne allait beaucoup mieux, je n'écoutais que d'une oreille. Lorsque le train de Dijon fut annoncé, je me rendis sur les quais. Je m'aperçus un peu tard que je ne savais ni le nom ni l'âge de la nièce que Madame Simone m'avait demandé d'aller chercher. Je me mordis les lèvres nerveusement. Si je la ratais, et qu'elle se perde, ma réputation serait grillée pour toujours. Je n'eus cependant aucun mal à reconnaître la petite nièce de province. Elle descendit de la dernière voiture avec une modeste valise en carton à carreaux écossais, l'air ravi et levant son joli nez retroussé sur les arches de fer forgé, sursautant à chaque coup de sifflet et riant comme une gamine en regardant passer les voyageuses de première classe, qui débarquaient avec l'air snob et la bouche pincée. Je me dirigeai vers elle d'un pas que je voulais Delonesque et l'abordai d'une voix grave :

- Vous êtes la nièce de Madame Simone, n'est-ce pas ?

Elle me tança.

- Oui, et vous, qui êtes-vous ? répondit-elle avec une moue sévère.

- Je suis locataire dans l'immeuble. Mon prénom est Charles. J'ai pris ma voiture pour venir vous chercher et vous ramener à Neuilly.

Elle sourit.

- Ah bon, c'est ça ! Excusez-moi, je me méfie toujours des étrangers. C'est à cause de la traite des blanches, vous comprenez.

- Euh... si vous le dites.

J'avais peut-être un peu forcé sur la démarche Delonesque. Je l'observai à la dérobée, pendant que nous traversions la gare. J'avais pris sa valise, qui ne pesait pas bien lourd. La gamine était assez petite; beaucoup plus petite que Varla. Elle avait les cheveux bruns, les yeux noisette, un petit minois chiffonné et une paire de seins à faire pâlir Rita Hayworth et Jayne Mansfield réunies. Je ne pouvais détacher mon regard de la courbe rebondie qui gonflait son petit chemisier de Vichy rose. À chaque pas qu'elle faisait, le tissu se tendait et je devinais les coutures de son soutien-gorge. C'était la plus belle chose que j'avais jamais vue. Elle avait aussi de très jolis pieds, très cambrés, glissés dans de petites ballerines de cuir crème, assorties à la couleur de sa jupe ridiculement longue. Les femmes que nous croisions se retournaient toutes en ricanant sur notre passage, chuchotant des remarques blessantes au sujet notre accoutrement démodé de jeune couple de provinciaux montés à Paris. Mon début d'érection retomba sur-le-champ, ce qui me soulagea énormément. Grâces soient rendues aux langues de vipère parisiennes.

- Au fait, je m'appelle Juliette.

- Bienvenue à Paris, Mademoiselle Juliette.

- Oh ! Je vous en prie, Juliette tout court !

- D'accord, Juliette. Vous êtes ici pour longtemps ?

Elle sautilla.

- Pour toujours, j'espère ! Je ne retournerai jamais à Bligny. JAMAIS !!! s'écria-t-elle.

Les badauds se retournèrent en riant.

- Et moi non PLUS !!! cria un homme en bleu de travail, hilare.

- Allons Juliette, venez. Il ne faut pas crier comme ça. Je ne suis pas sourd. Enfin, pas encore...

Elle me regarda d'un air malheureux.

- Je veux être actrice. C'est pour ça que je viens à Paris. Je veux être la nouvelle Brigitte Bardot.

- Ce serait merveilleux, effectivement. Mais d'ici-là, que ferez-vous ?

- Je vais m'inscrire à la Sorbonne. Je veux étudier la littérature et le théâtre, déclara-t-elle très fièrement.

- C'est très intéressant, dis-je en lui ouvrant la portière. Je suis professeur de linguistique à Nanterre.

J'avais repris ma dégaine Delonesque. Malheureusement, j'avais oublié le paquet de Gitanes sur ma table de nuit. Elle n'eut pas vraiment l'air impressionné. Elle s'installa, ôta ses chaussures et mis les pieds sur le tableau de bord. La cambrure était encore bien plus belle vue de près. Je sentis mon érection se raidir à nouveau. Heureusement, j'étais assis. Je tirai sur mon veston pour bien couvrir mon entre-jambes. Chemin faisant, Juliette ne cessa de pousser des « oh ! » et des « ah ! » d'émerveillement. Sa candeur et ses petits cris, combinés à l'ampleur troublante de son décolleté, achevèrent de me mettre dans tous mes états. Je remarquai qu'elle faisait continuellement une petite grimace qui lui gonflait les lèvres, comme les poupées. C'était proprement ensorcelant. Je manquai à plusieurs reprises de griller un feu rouge ou de prendre un sens interdit. Elle avait les joues rebondies, roses, lisses comme des pêches; et je me pris à essayer d'imaginer à quoi ressembleraient ses seins, une fois mis à nu. Cela n'arrangea pas mon état d'érection, qui menaçait à chaque tournant d'être découvert. Je profitai d'une seconde où elle se penchait par la fenêtre, afin de contempler une péniche qui remontait la Seine, pour essayer de fourrer mon sexe indocile entre mes cuisses et de l'y tenir bien serré. Cela ne fonctionna qu'à moitié. Juliette, totalement inconsciente, poursuivait son babil sans queue ni tête (si ce n'est la mienne, de queue, qui n'en finissait plus de redresser la tête). Elle me raconta, en gloussant, combien elle aimait se baigner dans l'Ouche, en été, et y attraper des grenouilles qu'elle glissait ensuite pour rire dans les culottes de ses copines. J'étais au bord de l'apoplexie pénienne. Je tentai de penser à autre chose qu'aux seins, aux pieds, à la bouche et à la culotte de Juliette. J'y réussis pour finir, mais hélas ce fut pour me remémorer les jambes interminables et les yeux verts de Varla. J'étais bien avancé. En entrant dans Neuilly, une sourde angoisse se noua dans ma gorge : et si je ne parvenais pas à me calmer, comment allais-je faire pour sortir de la voiture ? J'en étais aux pires conjectures - comme celle où Madame Simone, s'apercevant de mon état, rameutait tout l'immeuble en hurlant au satyre, au viol et à l'assassin - lorsque Juliette se mit à crier en battant des mains.

- Oh ! Un parc ! Un parc ! Arrêtons-nous, je voudrais marcher un peu pieds nus dans l'herbe.

J'allais objecter qu'elle risquait plutôt de marcher dans des crottes de chien, mais je me ravisai.

- Excellente idée, dis-je sombrement. Allez-vous détendre, Juliette. Pendant ce temps-là, je vais vérifier mon niveau d'huile; il me semble que le moteur ne tourne pas très rond.

- Oh ! Merci, Monsieur Charles ! Mercimercimerci ! chantonna Juliette en se précipitant hors de la voiture.

Je poussai un soupir de soulagement. En son absence, d'une poigne de fer, je saurais faire entendre raison à mon sexe indocile. Comme un homme, un vrai. Je me déboutonnai en toute hâte et empoignai hardiment ma verge, qui, libérée, donna aussitôt de furieux coups à droite et à gauche. Le plaisir brut me coupa le souffle. J'en massai lentement la hampe, d'un souple mouvement de haut en bas et de bas en haut, en insistant du bout des doigts sur le bord de mon prépuce, sous lequel mon gland gonflé battait la chamade. Mon cœur n'en menait pas plus large, d'ailleurs. Je me mis à suer et je fermai les yeux, possédé par la montée de mon orgasme. J'allais jouir (et de quelle magnifique manière !) lorsqu'un petit gazouillis me glaça les sangs.

- Vous faites quoi, lààààà ? susurra Juliette.

Je sursautai et me cognai brutalement le genou contre le volant. Je bataillai pour remettre mon sexe dans mon caleçon et me mis à bredouiller en rougissant comme une écrevisse.

- Moi ? Rien, mais rien du tout ! J'ai perdu un bouton, je crois.

Elle se mit à rire comme une folle.

- Ahahahahahaha ! Que c'est drôle ! Vous vous butinez la pinouche !

- Mais non, PAS DU TOUT ! Puisque je vous dis que j'ai perdu un bouton.

- Mais si, mais si, je l'ai bien vue, toute rouge et toute dressée ! Allez, faites-moi voir. Elle a l'air rudement en forme, votre zézette !

J'étais dans la plus mauvaise posture possible : j'avais réussi à ranger mon outil, mais j'étais encore à moitié débraillé. Juliette s'était rassise à côté de moi et se chamaillait pour déboutonner ma braguette. Je me défendais de mon  mieux, cramoisi de honte. Je sentais ma détermination faiblir sous ses petites mains habiles, lorsqu'une vieille dame très digne vint s'asseoir juste en face de nous sur un banc.

- Juliette ! Ça suffit maintenant  ! ... Juliette ! Non ! Je ... Juliette ! ... Les plus courtes sont les meilleures !...  Il est tard, votre tante va s'inquiéter. Juliette ! Stop !... On y va. Allez ! Juliette, mais tenez-vous tranquille à la fin !

Comme elle ne m'écoutait pas, je fus obliger de la gifler. Pas bien fort, mais suffisamment pour qu'elle se mette immédiatement à pleurnicher comme un bébé. Mon érection, qui s'était calmée pendant la bataille, reprit sur-le-champ. Je me dépêchai de démarrer, avant que la vieille, qui nous dévisageait d'un air outré, ne vienne fourrer son nez dans nos affaires. Une fois arrivés devant l'immeuble, Juliette sortit de l'auto comme une flèche et fonça droit à la loge du concierge. Je la suivis, un peu inquiet, avec à la main sa petite valise en carton écossais. Cependant mes craintes étaient vaines; dans la loge, Juliette riait déjà aux éclats, racontant à Madame Simone comme Paris était JOLI et Monsieur Charles un Monsieur si COMME IL FAUT et comme elle, Juliette, était RAVIE d'habiter avec sa CHÈRE tante adorée. Sur le coup, je l'avoue, ma mâchoire descendit d'un degré. J'étais abasourdi par la coquinerie de cette petite gamine qui avait... mais au fond, quel âge avait-elle au juste ? Rétrospectivement, l'idée d'avoir été surpris en état d'érection par une enfant de quinze ans faillit me faire tomber dans les pommes. Je me rappelai à temps qu'elle avait parlé de s'inscrire à la Sorbonne, ce qui laissait supposer qu'elle avait son bac.

- Voilà qui est parfait, ma petite Juliette, roucoula Madame Simone en me couvant d'un regard mielleux qui n'augurait rien de bon.

- Oh ! Ma tante, dites, vous voudrez bien que Monsieur Charles me montre le Quartier latin, demain ? Il m'a promis de me faire découvrir Paris dans sa voiture ! Hein ! Qu'il est gentil, Monsieur Charles ? Dites, ma tante, vous voulez bien, dites ? Hein ? babilla Juliette en me décochant un clin d'œil salace.

Je faillis m'étouffer d'indignation. La petite salope ! Elle me tenait et n'hésitait pas à me faire chanter, par-dessus le marché !

Madame Simone, toute rose de fierté, opina du chef.

- Mais bien sûr ma petite chérie, que tu peux aller en voiture avec ce brave Monsieur Charles ! Tant que tu voudras, mon petit oiseau en sucre ! Mais il faut que Monsieur Charles soit d'accord, bien entendu... C'est dit, Monsieur Charles ?

Je lâchai d'une voix mourante :

- C'est dit, Madame Simone.

Puis, tel un condamné pour l'échafaud, je remontai tout anéanti dans mon appartement.

Je passai une fort mauvaise nuit, à rêver que mon père faisait irruption dans ma salle de cours habituelle et, devant la fac réunie au grand complet, m'accusait de forniquer avec un démon femelle nommé Varla, qui dissimulait sa queue fourchue dans un mouchoir en Vichy rose. Pour prouver ses dires, il faisait monter la créature sur l'estrade, entièrement nue et recouverte de poudre d'or. Ses longs cheveux ondulaient dans son dos comme des serpents tandis qu'elle s'approchait de moi, se tordant et balançant ses hanches généreuses de façon fort suggestive. Elle avait des seins magnifiques, lourds, fermes et ronds, qu'elle caressait lascivement de ses quatre mains; aux poignets ornés de bracelets d'or; et aux ongles interminables, peints en rouge. Ses multiples bras battaient l'air avec grâce et, pendant qu'elle m'enlaçait et attirait ma verge tout contre sa bouche, elle me malaxait les fesses, me léchait les cuisses et me massait les testicules, avec une lenteur qui me mettait à la torture. Cohn-Bendit, au premier rang, hurlait de rire en se tapant sur les genoux et montrait mon sexe à la cantonade, en me traitant de « tipi de l'Ouche ». Lorsque enfin le Démon Varla ouvrit les lèvres et engouffra ma verge dans sa bouche pulpeuse, je fus fauché par un orgasme linguistique qui me fit exploser en un million de sèmes à la dérive... et je me réveillai, trempé de sueur et de foutre. Je contemplai, dans un état de désolation total, les dégâts causés à ma literie par mon éjaculation nocturne. Qu'allait dire Madame Simone si je ne lui donnais pas mes draps à laver le surlendemain ? Et pire : que dirait-elle si je le faisais ? Je pris la décision de les laver dans ma douche, puis de renverser la théière dessus, pour noyer mon forfait dans l'Earl Grey.  Mais je fus interrompu dans mes tâches domestiques par la sonnerie du téléphone. J'étais très surpris de recevoir un appel aussi matinal. Ce n'était que la secrétaire de la faculté, qui me prévenait de ne pas venir travailler, vu la confusion et les menaces des militants d'Occident - qui risquaient de venir tout casser, en commençant par tout ce qu'ils trouveraient de communiste sur leur chemin. Je me le tins pour dit, évidemment. Une journée de congé, ça ne se refuse pas. Je me souvins alors de l'entourloupe que m'avait jouée Juliette la veille et ma joie retomba. Il n'était pas question de rester bien tranquillement dans ma chambre à lire un bon bouquin : j'avais promis de faire visiter Paris à cette maudite gamine, dont le silence m'était aussi vital que la propreté de mes draps. Mes draps ! Je me levai d'un bond, empoignai vivement ma garniture de lit et me dirigeai d'un pas précipité vers la salle de bain. Je n'eus seulement pas le temps d'ouvrir le robinet. On frappait joyeusement à ma porte.

- Monsieur Chaaarles ? Vous êtes toujours au téléphone ? C'est noooous ! gazouillait Juliette.

Je jurai entre mes dents. Inutile de feindre. Elle m'avait entendu.

- J'arrive ! Une minute ! Je passe une robe de chambre ! criai-je en retournant chercher ma parure de lit dans la salle de bain, au pas de course.

Je secouai le drap avec frénésie et le bordai à toute allure, non sans me prendre les pieds dans la lampe de chevet, qui s'écrasa sur le sol et se brisa en mille morceaux.

- Monsieur Charles ? Tout va bien ? fit la voix inquiète de Madame Simone.

- Oui, ce n'est rien, j'ai trébuché... j'arrive hein ! J'arrive ! haletai-je, en lissant les faux-plis de mon mieux et en déversant dessus, à la volée, tout ce que je pus trouver de livres et de journaux traînant sur ma table de travail.

J'ouvris la porte, tout essoufflé. Madame Simone me regarda d'un air bizarre tandis que Juliette me sautait au cou. Je reculai, intimidé.

- Allez, on se fait la bise, Monsieur Charles ! On est bons amis maintenant, n'est-ce pas ? rigola Juliette en m'envoyant un des clins d'œil salaces dont elle avait le secret.

Je me sentis rougir. J'expirai doucement, en essayant de penser à Grappin, pour reprendre  une contenance. Malheureusement, ce fut la tête de Cohn-Bendit qui me vint à l'esprit, suivie par mon rêve où le Démon Varla me faisait subir les derniers outrages. Je rougis encore plus.

- Vous vous sentez bien, mon bon Monsieur Charles ? Vous avez un drôle d'air ce matin... s'inquiéta Madame Simone, en me scrutant de haut en bas.

- Oui, oui, tout va bien. C'est juste un mauvais cauchemar que j'ai fait cette nuit; je suis encore un peu fatigué.

- Là, là, là ! Comme je dis toujours, vous travaillez trop, mon pauvre Monsieur Charles. C'est une gentille petite femme qu'il vous faudrait, voilà ce qu'il y a. Un gentil petit oiseau du Bon Dieu comme ma jolie Juliette, tenez ! En voilà une qui saurait vous rendre le plus heureux des hommes... N'est-ce pas, ma Juliette ? caqueta la concierge, en roulant des prunelles.

Je compris alors avec horreur ce qu'elles avaient toutes les deux derrière la tête. J'étais cuit.

- Oh ! Ma tante ! Monsieur Charles n'en a sûrement rien à faire d'une petite innocente de province comme moi... Il sait tant de choses, Monsieur Charles... Et je suis sûre qu'il sait manier le manche du poêlon aussi bien qu'une fille ! N'est-ce pas, Monsieur Charles ?

Il fallut que je me mette à me racler la gorge comme un tuberculeux, pour légitimer le flot de sang qui me monta au visage. La petite harpie ! Comment parvenait-elle à manier le sous-entendu avec une telle aisance, à son âge ? La dernière des garces du Faubourg Saint-Honoré n'aurait pas eu plus d'aplomb.

Mais la petite harpie en question n'attendit pas ma réponse. Elle s'était précipitée sur les tessons de céramique qui jonchaient le sol au pied de mon lit.

- Ohlalalalaaa ! Monsieur Charles, il ne faut pas laisser ces morceaux, là, comme ça ! C'est dangereux, on pourrait se blesser en marchant dessus... N'est-ce pas ma tante que c'est dangereux, dites un peu ?

- Mais oui, ma mignonne ! Est-elle serviable cette petite fourmi-là, hein, mon brave Monsieur Charles ? Attends, ma Juliette, je vais t'aider. Et après, on lui fera son lit, à ce pauvre Monsieur Charles, qui doit s'occuper de tout comme un malheureux célibataire !

- Non ! Non ! Laissez, vous allez vous couper ! Et pour le lit, ce n'est pas la peine. J'ai un travail en cours; il ne faut pas toucher à ma documentation. J'ai tout rangé là, bien à plat. Je finirai mon lit tout à l'heure....

- Oh ! Mais c'est Alain Delon ! s'écria Juliette en saisissant une page de journal en plein milieu du lit. Comme il est beau, hein, ma tante ?! Ça, c'est un grand acteur...

- Ah, bien sûr, Alain Delon, ma foi, c'est un bien bel homme ! Quel dommage d'avoir rompu avec sa fiancée, la jolie Sissi ! C'était pourtant une très belle femme, elle aussi !

Horrifié, je ne pouvais détacher les yeux de la partie du drap, maculée de sperme, que cette petite diablesse de Juliette venait de mettre en évidence. La bouche sèche, les genoux tremblants, je lui arrachai la page des mains et la reposai d'une claque vigoureuse sur le lit.

- Il ne faut toucher à rien, vous avez compris ? À RIEN !!! Je travaille, c'est très sérieux !

Madame Simone et Juliette se figèrent, l'oreille basse.

- Excusez-nous, Monsieur Charles, nous ne voulions pas gâter votre travail, se lamenta Madame Simone en se tordant les mains. Ma nièce est un peu vive, parfois. Nous allons vous laisser et nous reviendrons tout à l'heure; n'est-ce pas, ma petite Juliette ? poursuivit-elle d'un ton qui se voulait obséquieux, en hochant la tête en direction de la porte.

Juliette lui emboîta le pas.

- Mais oui, ma tante, bien entendu ! Vous ne m'en voulez pas trop, hein, Monsieur Charles ? Des fois, c'est vrai que je suis emportée; mais ce n'est pas de mauvaise part, vous savez. Je suis une fille toute simple, moi. Je reviendrai quand vous serez prêt, dans une heure, hein ?

- Dans une heure ce sera parfait, Juliette, dis-je d'une voix éteinte.

La porte refermée, je poussai un énorme soupir de soulagement. Mon premier soin fut de faire disparaître les traces compromettantes qui souillaient mes draps, que j'arrosai copieusement de thé dans le tub de douche, après m'y être décrassé moi-même. Mis en appétit par l'odeur sucrée du thé, je pris un petit déjeuner rapide puis m'installai sur mon matelas dégarni et fermai les yeux. Repu, enfin seul et confortablement installé, il ne m'en fallut pas plus pour me remettre à bander - en me remémorant la manière dont cette petite chipie de Juliette avait failli me démasquer, après s'être emparée de la photo d'Alain Delon. Je gémis de désespoir. Était-ce cela, un héros du sexe ? Faudrait-il endurer une érection quasi permanente pour prix de mes exploits futurs ? L'envie qui me tenaillait ne s'arrêterait-elle donc JAMAIS ?! Au moment où, vaincu, j'allais porter une main apaisante à mon pénis dressé, Juliette gratta à ma porte. Je jurai entre mes dents.

- Monsieur Chaaarles, c'est moiiiiiiiiiii, couina-t-elle.

- Oui, Juliette. Je termine de m'habiller, un petit moment.

Je sautai dans le premier pantalon qui me tomba sous la main, enfilai une chemise à carreaux, une paire de mocassins et je sortis.

Juliette ne connaissait Paris que d'après quelques cartes postales. Elle supplia d'abord – lubie que je jugeai du dernier loufoque - que je l'emmène au Parc Montsouris. Je lui objectai que les Tuileries et le Palais Royal étaient sans aucun doute beaucoup plus célèbres, mais elle insista avec une hystérie telle que, finalement, je lui cédai. Je mis sa manie sur le compte de la Cité Universitaire, qui jouxtait le parc. La suite allait me prouver que ma candeur n'avait pas de borne...

Après le parc Montsouris, je pris la direction du Luxembourg et bifurquai en direction de l'île de la Cité. Il était largement l'heure de déjeuner; j'avais prévu d'emmener Juliette dans une brasserie quelconque, du côté du Boulevard Saint-Germain, puisqu'elle n'avait que Saint-Germain-des-Prés à la bouche. Je n'aurais pas pu être moins bien inspiré, malheureusement. Je l'ignorais encore, mais la fac de Nanterre était au même moment assiégée (puis évacuée) par les CRS et les gardes mobiles. Pas découragés pour un sou, Cohn-Bendit et les étudiants avaient alors pris la direction de Paris, comme autrefois les sans-culotte avaient marché sur la Bastille. Mais ce vendredi-là, c'était la Sorbonne qui était visée... Et moi, comme un grand con de puceau que j'étais, je garais tranquillement ma Renault le long d'un trottoir du Boulevard Saint-Michel, et je partais déjeuner avec Juliette à mon bras, qui ne se lassait pas de rire et de babiller. Au passage, je lui montrai le Collège de France et le Lycée Saint-Louis, puis je dénichai un petit restaurant sympa en plein milieu du Quartier latin. Juliette était aux anges et battait des mains comme une gamine. Après le repas, qui traîna fort, car Juliette n'en finissait pas de me raconter sa vie, je lui proposai d'aller se dégourdir les jambes au Luxembourg, puisqu'elle aimait tant la verdure. Elle accueillit mon idée avec des glapissements de joie qui firent se retourner sur nous le regard de tous les clients attablés. Je fus très soulagé de quitter l'établissement, sous l'œil goguenard du serveur, qui toisa Juliette comme si elle avait été une petite caille dodue. Ce qu'elle était un peu, j'en conviens, mais j'étais passablement vexé qu'il soit aussi explicite en ma présence. Une fois dans le parc, Juliette se mit à caracoler en piaillant comme une folle. Elle voulut ensuite que je lui courre après et j'eus toutes les peines du monde à lui expliquer qu'elle devait tout de même mieux se tenir, si elle ne voulait pas que nous ayons des ennuis. Il y avait en effet davantage de gardiens, ce jour-là, pour une raison fort mystérieuse. Le parc était quasiment désert, ce qui était également fort inaccoutumé. À force de réprimandes, je finis par la convaincre de s'asseoir quelques instants sur un banc et de me permettre de souffler un peu.

- Ah ! Monsieur Charles, quel bel après-midi nous passons, hein ? s'émerveilla Juliette en me souriant.

- Oui, répondis-je très laconiquement.

Elle resta silencieuse un long moment, comme si elle réfléchissait. J'étais très étonné : je la croyais incapable de se taire plus de deux secondes.

- Dites, Monsieur Charles, je peux vous poser une question?

- Oui, Juliette, si vous voulez.

Elle me fixa droit dans les yeux et rapprocha son petit minois de mon visage.

- Pourquoi vous n'avez pas voulu que je regarde votre quéquette, hier ? Vous trouvez que je ne suis pas jolie ?

Je rougis comme un homard. Mon sexe, qui m'avait laissé plus ou moins tranquille depuis le Parc Montsouris, bondit soudain dans mon caleçon comme un tigre en cage.

- Mais voyons, JULIETTE !!! m'indignai-je à voix basse, ce ne sont pas des choses dont parle une jeune fille convenable !

- Ah non ? Et pourquoi ça ? minauda la petite coquine. Si je l'ai vue quand vous la touchiez, pourquoi n'aurais-je pas le droit d'en parler, hein ? Vous préférez peut-être que j'en parle avec Tantine ?

- Je ne veux pas que vous en parliez du tout ! Il ne faut jamais en parler ! Avec personne ! m'énervai-je.

Mais Juliette n'avait visiblement pas l'intention de s'avouer battue aussi facilement. Elle se colla à moi et me gratifia d'une œillade à la Varla.

- Allez, Charles, sois chic ! Montre-la moi, juste un peu, supplia-t-elle en me caressant très doucement le genou.

Je bondis sur mes pieds.

- Il n'en est pas question ! De toute façon il est tard, il faut qu'on rentre !

Je n'avais pas fini de déclamer ma phrase de mélo qu'un bruit assourdissant s'éleva de l'autre côté du parc. De la fumée montait du Boulevard Saint-Michel et une rumeur houleuse suivit l'explosion. Je me figeai sur place, avant de réaliser que c'était bien l'endroit où j'avais garé la voiture quelques heures plus tôt.

-Venez Juliette ! Vite ! Il se passe quelque chose ! m'exclamai-je, très inquiet.

Juliette sautilla en battant des mains.

- Ooooooooh ! Comme c'est chouette ! Allons-voir tout de suite, Charlie ! C'est supeeeeeeer !

Et elle fila comme une flèche, avant que j'aie pu l'arrêter.

La traversée du parc me mit sur les rotules. Je n'étais pas précisément un sportif, mais Juliette, elle, avait de sacrées bonnes jambes. Arrivé Place Edmond Rostand, je dus m'adosser à un réverbère. Le spectacle que j'avais sous les yeux était incroyable. Sur le boulevard, c'était le chaos. Il y avait des CRS un peu partout, armés de matraques. Des gens couraient, il y en avait à terre, qui saignaient en vociférant. En réponse aux cocktails Molotov lancés par des jeunes qui détalaient, les flics répandaient du gaz lacrymogène. La plupart des voitures, dont ma Renault, avaient été renversées ou incendiées. J'étais terrorisé. Je ne savais plus où aller, quoi faire, que décider. Ma voiture sur le flanc, je n'étais plus qu'un puceau ad pedibus. Un policier, qui m'avait repéré, se dirigea vers moi en brandissant sa matraque. Juliette, dont les réflexes étaient intacts, me prit brusquement par la main et beugla de toutes ses forces :

- Cours ! Charlie ! Cours !

Je ne me le fis pas répéter deux fois : je pris mes jambes à mon cou et partis comme une balle (c'est le cas de le dire), en direction des quais. Juliette me précédait de quelques mètres, hurlant à tue-tête les slogans qui fusaient de toutes parts, et qu'elle reprenait en chœur avec une joie sauvage. Quelques mètres avant la Place de la Sorbonne, je dus m'arrêter une seconde fois pour reprendre haleine. Je me tournai vers un étudiant qui invectivait rageusement les CRS.

- Mais qu'est-ce qui se passe, ici ?! demandai-je en toussant, car le gaz lacrymogène commençait déjà à m'irriter les poumons.

- Ils ont capturé Sauvageot ! C'est la révolution, camarade ! me répondit-il, les yeux exorbités. Puis, se tournant vers les policiers, il se remit à hurler : CRS-SS !!! CRS-SS !!!

Une jeune fille, qui se tenait derrière lui, se saisit d'un pavé et le lança de toutes ses forces en direction des flics. Puis ils partirent tous deux en courant. Juliette les imita, et moi aussi, car nous étions visiblement comptés dans le lot des communistes révolutionnaires par les policiers, qui nous chargèrent matraque au poing. Je suivis les deux étudiants lorsqu'ils bifurquèrent, rue des Écoles, contournèrent le Musée du Moyen Age au triple galop et enfilèrent en sprintant la rue Sommerard, jusqu'à la station de métro Maubert.

- Venez ! Vite ! dit la fille, pantelante. Faut se tirer d'ici, sinon on va se faire embarquer !

- Mais où on va ? hoqueta Juliette.

- Dans sa piaule ! dit le garçon. Allez, grouillez-vous !

Je ne me fis pas prier. Un professeur de linguistique comparée arrêté parmi les communistes révolutionnaires, ça ne ferait pas très bon genre à la fac. Surtout chez quelques-uns de mes collègues historiens. La course m'avait totalement galvanisé, néanmoins. Je commençais à trouver que l'aventure ne manquait pas d'un certain charme, lorsque je pris conscience que la fille qui jetait des pavés était aussi grande, aussi blonde et aussi troublante que Varla. Elle se retourna précisément à l'instant où j'admirais ses fesses moulées dans son jeans et me fit un sourire triomphant.

- Il faut vivre sans temps-mort et jouir sans entrave, camarade ! claironna-t-elle.

Aussi inouï que cela puisse paraître, cela sonnait comme une invite très claire à mon endroit. J'en restai bouche bée.

Dans le métro, les gens chuchotaient. Tous nous regardèrent comme des repris de justice. Juliette s'était assise en face de moi, à côté du garçon, qui s'appelait Manu. La fille, Nicole, était sa « petite copine ». J'en conclus qu'ils couchaient ensemble et je sentis mes espoirs de dépucelage dans les bras de la blonde s'évaporer comme une nuée de mirage. J'avais un gros faible pour les blondes, j'ai oublié de le préciser. À la station Sèvre, Manu et Nicole descendirent pour changer de métro. On prit la ligne 12. Passé Saint-Lazare, j'eus soudain comme un mauvais pressentiment.

- C'est où sa piaule, au juste ? demandai-je à Manu en le tutoyant, comme il l'avait exigé, sous peine de me « casser la gueule ».

- Rue Alfred Stevens, du côté du Boulevard, lâcha Nicole en s'étirant. C'est loin, mais c'est l'appart de ma grand-mère; donc c'est gratuit. On en profite.

Je déglutis. J'avais peur de comprendre.

- Quel boulevard, exactement ?

- Ben, le Boulevard de Clichy !

Je me sentis de nouveau rougir. Le destin moqueur me renvoyait du côté de chez Varla, accompagné par une Juliette déchaînée et très occupée à faire ses yeux de biche à Manu, qui n'en perdait pas une miette, tout en l'édifiant sur le Dogme Maoïste et Révolutionnaire. Il allait me la transformer en viragauchiste, si ça continuait.

- Et ça ne te dérange pas ?

- Quoi, d'habiter chez ma grand-mère ? Ben non, pourquoi tu voudrais que ça me dérange ? Elle est à l'hospice, de toute façon.

- Non, je veux dire, le quartier...

- Ben quoi, le quartier ? Qu'est-ce qu'il a, le quartier ? rigola-t-elle.

Je me mis à bredouiller. C'était lamentable.

- Heu... En fait... euh... non, rien.

- Mais si Charlie, explique-nous ! s'exclama Juliette. Je veux savoir, moi. Y a quoi de spécial, dans  ce quartier ?

- Rien, Juliette. C'est juste un grand boulevard, il y a beaucoup de circulation et ça fait pas mal de br... commençai-je.

- Il veut dire que c'est le quartier des pauvres femmes exploitées par l'industrie du sexe phallocrate et petit-bourgeois réactionnaire, voilà ce qu'il veut dire ! s'insurgea Manu en gesticulant. Camarade ! On te vend ton bonheur, vole-le !!!

Je toussai.

- Oui, euh, ce n'est pas ça, mais... dis-je en m'apercevant avec angoisse que le teint de Juliette s'animait, ce qui me faisait craindre qu'elle n'ait compris l'allusion de Manu.

- Charliiiiiiiiiiiiiiiiiiiie ! couina Juliette, on va dans le quartier des putes ???!!!

Nicole éclata de rire. Je m'emportai.

- Juliette !!! On ne crie pas des noms pareils !

- Ah si, Juju ! scanda Manu, il faut les gueuler, les jeter à la face de l'Impérialisme barbare, l'étrangler avec ses propres ordures ! Mort aux bourgeois dégénérés !

Nous arrivions, il était temps. Deux ou trois loulous, au fond de la rame, avaient repéré Nicole et Juliette et ne se cachaient plus de nous considérer d'un air torve. Je sortis au trot de la station de métro, en serrant Juliette par la main, de peur qu'elle ne s'échappe en courant, comme d'habitude. Nicole et Manu, rigolant comme des biques, nous suivaient à quelque distance en chuchotant à mots couverts. Je n'étais pas très rassuré de ces messes-basses, qui me semblaient précisément dirigées contre moi. Je fus vite fixé. Manu bifurqua soudain sur la droite et s'engouffra dans un bar. Il en ressortit tout à fait hilare, quelques secondes plus tard, tenant par l'épaule une Varla aux yeux ronds, qui ne tarda pas à se tordre de rire, elle aussi, en balbutiant, entre deux hoquets :

- Mais c'est Charlot ! C'est Charlot le puceau !

Juliette me lança un coup d'œil consterné.

- Charlot le QUOI ???!!! s'exclama-t-elle.

Je baissai la tête, mort de honte. Nicole se tapait les cuisses en pleurant de rire et en prenant les passants à témoin :

- C'est pas croyable ! Il est puceau ! IL EST PUCEAU !!!

Mon pénis se ratatina dans sa gaine, jusqu'à tenter de disparaître totalement. Manu, ulcéré, secouait la tête d'un air tragique.

- Fermez vos caquets, bandes de volailles ! C'est pas drôle ! C'est le résultat de la dictature impérialiste et bourgeoise. Au lieu de vous bidonner comme des connes, vous devriez vous y mettre pour lui, tiens ! éructa-t-il d'une voix haineuse.

Juliette aussitôt se remit à battre des mains.

- Oh ouiiiiiiiiiiiiiiiii ! C'est trop chouette ! On va dépuceler Charlie ! ON VA DÉPUCELER CHARLIIIIIIIIIIIIE !!!

- Ouais, mais minute ! déclara Nicole. Faut faire ça dans les règles de l'art, hein ! Il faut le libérer du poids de ses chaînes, en premier lieu. Pour que son corps soit libre, il faut que son esprit apprenne à voler d'abord !

Là-dessus, elle m'attrapa le bras gauche, Manu prit le droit et ils me traînèrent de force tous les quatre jusqu'à l'appartement de la grand-mère. J'eus beau me débattre et protester, ils ne me lâchèrent qu'une fois dans l'entrée, qui sentait les herbes aromatiques, l'encens et la cigarette froide.

Le salon ne contenait aucun meuble à proprement parler. Il ne restait, à terre, que quelques tapis élimés, couverts de coussins multicolores, de couvertures, de peaux de bêtes et même, dans un coin, d'un vieux manteau de fourrure tout râpé, dont on avait déchiré les coutures. Depuis le lustre de cristal pendaient de longs voiles bariolés, rebrodés de paillettes et de sequins multicolores; repris en plis savants aux appliques de bronze Louis XV. Il y avait aussi des bougies jusque dans le moindre recoin; Manu et Nicole mirent plusieurs minutes à les allumer toutes. Je m'étais assis sur un coussin orange et jaune et je pestais en silence. Varla, aidée de Juliette - qui poussait comme toujours de petits cris de ravissement - préparait du thé sur un réchaud posé dans l'âtre. Près de la fenêtre, sur le sol, s'étalait une pile de 33 et de 45 tours à côté d'un tourne-disque couvert de poussière.

- Tu peux mettre de la musique si tu veux, Charlie, proposa Nicole.

Je lui jetai un regard lourd de reproches. Je ne lui pardonnais pas de s'être tordue de rire à l'annonce de mon infirmité virginale. Elle ne se démonta pas, me sourit en me faisant un baiser du bout des lèvres et poursuivit :

- Allez ! Fais pas la tête, camarade... Détends-toi un peu ! On est pas là pour la guerre, on est là pour l'amour, non ?

Manu se joignit à elle, d'un ton nettement plus directif.

- Nous fais pas ta gueule de petit-bourgeois momifié, hein ! Va mettre un disque, qu'on te dit !

Puisque la menace était à peine sous-entendue, et que le terme momifié me semblait prédestiné, je m'extirpai de mon profond coussin et me mis à fouiller dans la pile. À ma plus grande confusion, je m'aperçus que je ne connaissais aucun titre ni aucun groupe. J'aurais pu choisir parmi les albums des Beatles ou d'Elvis Presley; mais là, j'étais le bec dans l'eau. Qui étaient les Aphrodite's Child ? Qui étaient les Steppenwolf ? Et les Grateful Dead ??? Finalement, comme aucun nom ne m'inspirait, je choisis au hasard un 33 tours, sur la pochette duquel il y avait une drôle de photo, où le groupe était assis sur un gros coussin à franges. Ils s'appelaient The Byrds. Ça devait donc être très mélodieux, selon moi. Je mis le disque, tandis que Nicole louchait par-dessus mon épaule.

- C'est pas croyable ! Tu aimes les Byrds, Charlie ?

- Euh... ben en fait je les connais pas. Je découvre.

- Sans blague ? Tu sais Charlie, je vais te dire un truc : y a pas de hasard...

La musique des Byrds était vraiment très spéciale. Ce qui suivit le fut davantage encore. Dès que les premières notes s'élevèrent dans la salon, Juliette se figea sur place et resta parfaitement immobile. Puis, se tournant vers Manu, elle s'exclama :

- Il faut qu'on danse ! C'est supeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeer !!!

Manu secoua la tête d'un air bourru.

- Pas tout de suite, Juju. Viens t'asseoir, là, bébé. On va fumer le calumet de la paix, d'abord.

Il était occupé à se rouler une cigarette. Une énorme cigarette; et il s'y prenait très mal, d'ailleurs.

- Ce n'est pas assez serré, le tabac va tomber, lui dis-je aussi poliment que possible.

Il ne leva pas la tête mais haussa les épaules.

- Te mêle pas d'ça, Charlie. Le calumet, c'est pour les initiés. Pas vrai, ma Juju ?

Juliette battit des mains.

- Ouiiiiiiiiiiiii, couina-t-elle gaiement. J'adore les calumets, moi !

Il rigola doucement et marmonna :

- Ouais, mon bébé, j'me doute un peu qu't'aimes ça, le calumet, hein !

Et il appuya sa remarque en lui caressant la joue du bout des doigts, avant de l'embrasser. Sur la bouche. Devant tout le monde. Moi compris. Et Nicole (Nicole qui rigolait aussi !) comprise. Mon sang ne fit qu'un tour. Je fus debout d'un bond.

- Bas les pattes, espèce de... de... DE VOYOU ! hurlai-je, rouge de colère, les poings serrés, dans une attitude que je voulais très menaçante.

Nicole s'approcha de moi et m'abaissa calmement les poings.

- Wooooooh ! Peace and Love, Charlie ! C'était gentil ce que Manu a fait. Il l'a pas frappée, que je sache... pourquoi tu te mets dans tous tes états comme ça ?!

- Mais... Mais... Mais c'est ton petit ami ! Et il en embrasse une autre ! C'est... c'est... ça ne se fait pas, voilà. Pas du tout. Pas du tout du tout ! Qu'est-ce que je vais dire à sa tante, moi, hein ? me lamentai-je en rouvrant les poings, soulagé au fond de ne pas avoir à me battre avec Manu, qui me dépassait d'une bonne tête.

- Mais rien, Charlie. Pourquoi le dirais-tu à sa tante ? Du moment que Juliette est d'accord, c'est tout ce qui compte. Hein, Juliette ?

Juliette nous avait écoutés d'un air mortellement sérieux. Elle inspira un grand coup et se mit à parler très vite :

- Oui, je suis d'accord. Je suis venue à Paris pour m'amuser et découvrir le monde. Bligny, c'était beau, d'une certaine façon... mais hein ! Qu'est-ce qu'on s'emmerdait !!! Depuis hier, il m'est arrivé plus de trucs qu'en 19 ans à Bligny : j'ai vu la Seine, j'ai vu Notre-Dame, j'ai vu l'Arc de Triomphe et les Champs-Élysées. J'ai vu la quéquette de Charlie, même s'il a pas voulu que je la touche. J'ai vu le Parc Montsouris, où René avait emmené O. J'ai déjeuné au Quartier latin. J'ai couru sur les pelouses au Luxembourg. J'ai vu la révolution et j'ai vu le métro. Et maintenant, Manu m'embrasse. Je crois que c'est le paradis. Faut pas être coincé comme ça, Charlie, tu sais. Je vois bien que tu me trouves laide et que tu ne veux pas que je touche ta zézette; mais tu as tort, Charlie. Et elle opina fièrement du menton.

Après quoi, pour appuyer sa tirade, elle se pencha sur Manu et l'embrassa goulûment, à pleine bouche. Varla, qui était restée en retrait, accroupie près de l'âtre, se remit debout sur ses jambes interminables. Puis, d'un geste très théâtral, elle applaudit lentement, la tête inclinée sur l'épaule gauche, un sourire très léger flottant sur ses lèvres de rubis. J'étais subjugué. Je n'arrivais même pas à trouver quoi répondre, alors que cette saleté de gamine venait encore de parler de mon entrejambe. Qui, pour la peine, s'était subitement réveillé.

- Là, je suis épatée, souffla Varla. Avoir lu Réage à dix-neuf ans, chapeau !

Je revins à moi.

- Avoir lu qui ?

- Ben, Pauline Réage.

- C'est qui ça, Pauline Réage ? m'étonnai-je.

C'était décidément un autre monde que le leur. Moi qui me targuais d'avoir une culture littéraire encyclopédique, je n'avais jamais entendu parler de Pauline Réage.

- Oula ! Mon pauvre Charlot, t'as plusieurs trains de retard, hein ?! Ne me dis pas que tu ne connais pas Histoire d'O ?!

- Ben non, lâchai-je d'un air contrarié. Je ne connais pas Histoire d'O. Ça raconte quoi, cette histoire, d'abord ?

- Pfffff, mon pauvre, pauvre, pauvre Charlot, poursuivit-elle tristement. Tu as bien peu vécu, on dirait. Perdre ton pucelage, ce sera rapide. Mais rattraper tout ce temps perdu, ça va te prendre des années...

- Mais c'est quoi cette histoire, à la fin ! insistai-je, mortifié.
 
Nicole nous interrompit.

- C'est pas un truc pour toi, Charlie. En tout cas pas pour le moment. Juliette te le prêtera plus tard, si tu veux. Pas vrai, Juliette ?

L'intéressée, qui continuait d'embrasser Manu, pendant qu'il terminait de coller sa cigarette avec un soin maniaque, leva le nez un instant :

- Oui, oui, bien sûr... Mais ça lui plaira pas, je crois...

- Voilà ma Juju, c'est prêt, déclara Manu en allumant sa cigarette ratée. Alors je t'explique. Tu tires un coup, bien calmement. Tu gardes la fumée un petit peu, puis tu souffles tout doucement. Tu as bien compris ?

- Oui, d'accord.

Il prit la première bouffée, puis tendit la cigarette à Juliette.

- Vas-y, mon bébé. À toi.

Elle lui lança un coup d'œil un peu intimidé, puis porta la cigarette à ses lèvres et fuma avec beaucoup de précautions. L'air s'emplit d'un parfum très étrange, âcre, entêtant, balsamique.

- C'est quoi cette drôle d'odeur ? demandai-je, méfiant.

- C'est quoi cette odeur, c'est quoi cette histoire, c'est qui cet auteur...  pffff, Charlie, tu poses beaucoup trop de questions, tu sais. Relaxe ! Jouis un peu, Charlie, c'est de ça dont tu as besoin... répondit Nicole d'une voix suave.

Varla et Nicole vinrent s'asseoir tout près de moi sur le coussin. Pendant que Nicole versait le thé dans de petits verres décorés de motifs chinois, Varla, en me souriant, entreprit de déboutonner ma chemise.

- Hé ! Tu fais quoi, là ?

- N'aie pas peur, Charlot, Varla sait ce qu'il te faut. Laisse-toi faire, tu vas voir, Nicole et moi on va t'aider à te détendre un peu.

- Mais... mais... vous vous connaissez ? dis-je en essayant de me soustraire aux doigts fureteurs de Varla.

Sans s'interrompre, elle répondit en chuchotant :

- Mais bien sûr qu'on se connaît, Nicole et moi ! Même qu'on a été à l'école ensemble, chez les bonnes sœurs, en Suisse. Hein, Nicole ?

Nicole opina en étouffant un fou rire :

- Tu parles, qu'on a été à l'école ensemble. On y est d'ailleurs pas restées très longtemps, chez les bonnes sœurs...

- C'est vrai, on était déjà des sales gamines à l'époque. Heureusement qu'on ne nous a pas retrouvées, à Amsterdam. Qu'est-ce qu'on aurait pris, hein ?!

- Ah ça ! Mais on en a pris plus que notre dose quand même, à Amsterdam, ah ah ah ! Quelle ville...

- Ben moi, je préférais la Californie. C'était un climat plus chaud, objecta Varla.

- Bah ! Londres, c'était bien aussi, tu sais. Le brouillard, des fois, c'est romantique.

Elles avaient finalement réussi à m'ôter ma chemise, mes chaussures et mes chaussettes. J'avais défendu vaillamment mon pantalon, mais l'entreprenante Varla était occupée à me faire capituler, avec une détermination diabolique.

- Vous... vous avez beaucoup voyagé, alors ? bredouillai-je pour me donner l'illusion que la situation était normale, alors que de toute évidence ça ne tournait pas rond du tout.

- Qui, nous ? Ben oui, que veux-tu Charlie, on a la bougeotte. Mais Paname, ça, c'est unique au monde ! Y a rien au-dessus de Paname... soupira Nicole avec émotion.

Elles cessèrent subitement de s'acharner après mon pantalon et burent de grandes lampées de thé.

- Tiens, Charlie, à la tienne ! dit gentiment Nicole en me tendant un verre bleu, rose et violet.

- Y a quoi, dans ce thé ? demandai-je, méfiant.

Elles éclatèrent de rire.

- Mais riiiiiiiiiiien, Charlie, c'est juste du thé ! Bois, tu verras, c'est un très bon thé. Il vient de Londres.

Je reniflai le breuvage puis y goûtai du bout de la langue. À première vue, c'était bien du thé, tout ce qu'il y avait de plus normal. Je m'enhardis. C'était effectivement délicieux. Je vidai le verre d'un trait.

- Oui, dis-je, il est excellent. Merci.

- Voilà Charlot, ça commence à venir. Tu as compris le principe. Tiens, prends-en un autre, proposa Varla.
 
Tout en parlant, elle ôta son chandail de nylon vert pomme. Dessous, elle ne portait rien. Je faillis m'étrangler. Sa poitrine, blanche comme la neige, s'étalait à quelques centimètres de mon nez. Une odeur musquée s'exhalait de sa peau d'une pâleur laiteuse. Je me mis à suer. Nicole passa la main sous mon bras et la posa sur les tétons roses de Varla, qui se cambra en arrière, s'appuyant sur les deux coudes, les seins offerts d'une façon outrageusement sexuelle. J'avais la bouche sèche, les mains moites et mon sexe me brûlait, de plus en plus gonflé, écrasé contre la couture de mon pantalon.

- Hé là ! Les poulettes ! Vous faites quoi, bordel ?! Nicole, faut lui donner un peu de seigle, ma chérie. N'oublie pas ce que qu'on a goupillé tout à l'heure. Vous allez le faire juter dans son froc, avec vos conneries ! protesta Manu, qui s'était vautré sur une peau de mouton avec Juliette, prise d'un fou rire que rien ne semblait pouvoir calmer.

- Ok, ok ! soupira Nicole en se levant à contre-cœur.

Elle disparut dans une autre pièce, où je l'entendis fourrager dans un sac. Varla n'avait pas remis son chandail; au contraire, elle avait également enlevé son pantalon cigarette, sous lequel elle ne portait aucun slip non plus. Je devins cramoisi. Ses jambes, d'une beauté stupéfiante, étaient lisses comme un marbre et souples comme des lianes. Elle s'installa en tailleur, dégageant entièrement son entrecuisse. Je détournai le regard, profondément gêné. Varla pencha la tête en arrière en soupirant et ses cheveux cascadèrent dans son dos.

- Mmmmmmmmmmh, qu'est-ce qu'on est bien, Charlot... susurra-t-elle.

Nicole réapparut. Au même moment, Juliette hennissait de rire et se mettait elle aussi à se déshabiller, en jetant ses vêtements aux quatre coins de la pièce; tandis que Manu l'observait, très amusé, et qu'il terminait de fumer sa cigarette, tout en épluchant le tas de disques.

- Tiens, Charlie, on va mettre Mayall et Clapton ! C'est parfait pour un dépucelage... me dit-il avec bonhommie.

- Ooh noooooon, Manu, s'il-te-plaît ! Mets plutôt Jefferson Airplane... puisqu'on va voler, protesta Varla.

- Ah non hein ! Pas encore les Jefferson ! On bouffe du Jefferson à tous les repas, ici ! Mets The 13th Floor, fit Nicole d'un ton péremptoire, sinon moi c'est la grève...

- Ça va, ça va hein ! Moi j'm'en fous, de toute façon; c'est Morrison que je préfère.

- Excellent, ça, Manu ! Mets-nous The End, puisqu'il le perd aujourd'hui, conclut Varla.

- Bah ouais, Les Doors c'est bien aussi, convint Nicole.

- C'est parti, mes chéries ! Mais on commence au n° 2, j'adore Soul Kitchen.

Juliette, aux premiers accords, sauta sur ses pieds et se mit à onduler comme une danseuse du ventre. Nue, elle était magnifique. Ses seins, libérés, oscillaient en cadence au rythme de la musique. Sa peau mate et bronzée était plus pâle là où elle avait porté un bikini. C'était terriblement excitant. Sa toison, d'un noir d'encre, tranchait de façon obscène sur la blancheur de son bassin. Elle avait fermé les yeux et chantonnait les notes, en tortillant ses poignets à la façon d'une andalouse. Ses cheveux détachés lui formaient comme un casque vivant autour du visage; et sa bouche - sa délectable bouche pulpeuse et humide - se contractait adorablement en une petite moue boudeuse, qui redoubla ma fièvre.

- Juju, ma Jujuuuuuuuuuu ! Tu es fan-tas-tiiiiiiiique ! marmotta Manu en tournant lentement autour d'elle.

Tout en se trémoussant, il commença à se déshabiller à son tour. Il était extrêmement musclé et mince à la fois. Ses mouvements étaient en accord avec le morceau qui avait succédé au premier : lents, reptiliens, hypnotiques. Il me fut impossible de me soustraire à la fascination que son pénis à demi-dressé exerçait sur moi - ce qui me consumait de honte.

- J'me sens si biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiien... soupira Juliette

Nicole me prit tendrement la main.

- Ferme les yeux et ouvre la bouche, mon beau Charlie : j'ai une surprise pour toi.

Je fronçai les sourcils, très méfiant.

- C'est quoi, ta surprise ?

- Juste une petite douceur, Charlot chéri, intervint Varla qui s'en reprenait à mon pantalon.

- Laisse mon pantalon, s'il-te-plaît... s'il-te-plaîîîîît, insistai-je alors qu'elle réussissait à me déboutonner.

- Ouvre, Charlot, c'est rien qu'un petit sucre. Tu le croques et tu l'avales. C'est une vieille coutume californienne, continua Nicole.

- Hein, quoi ? ... Qu'est-ce que t... protestai-je.

Elle en profita pour lancer habilement le morceau entre mes dents, s'empara de ma tête et m'obligea à garder la bouche fermée.

- Avale-le, Charlie. Allez, croque ! commanda Varla d'une voix autoritaire, qui m'envoya une longue décharge électrique le long de la colonne vertébrale. Jamais aucune femme ne m'avait donné d'ordre de cette façon.

La pression de Nicole sur ma mâchoire était bien plus forte que je ne l'aurais imaginé, venant d'une fille. Je tentai de me libérer. Elle serra plus fort, déclenchant une douleur fulgurante dans ma joue.

- J'te préviens, je suis ceinture noire de Judo. Si tu ne bouffes pas mon sucre tout de suite, ça va mal se terminer pour toi, menaça Nicole.

Je voulus protester mais ne parvins qu'à baragouiner des mots indistincts. À ma grande horreur, le sucre s'était mis à me fondre dans la bouche. Je croyais qu'ils étaient pour la paix dans le monde. Qu'est-ce que c'était que cette histoire d'obliger les gens à manger du sucre, en les menaçant de leur briser les mâchoires ?! Comprenant qu'il était inutile de lutter, j'obéis avec un petit serrement de cœur.

- Voilààààààààààààààà, mon Charlie. C'est très, très bien. Maintenant couche-toi sur le ventre. Relaxe-toi, laisse-toi bercer par la musique. Varla et moi, on va te masser le dos.

Je lui jetai un regard malheureux.

- Tu n'essaies pas de m'empoisonner, au moins ?

- T'inquiète pas comme ça, mon beau Charlie. C'est rien que du sucre et un touuuuuut petit peu de poudre de perlinpin-seigle. Tu ne risques rien du tout, juré craché. Hein, Varla ?

- Absolument !

Je me couchai et elles m'enlevèrent mon pantalon, puis mon caleçon. Résigné, je me laissai faire. C'était un peu moins gênant de leur montrer mes fesses que ma verge, tout compte fait. Elles m'enduisirent d'une substance visqueuse et chaude qui sentait les fleurs et le bois. Puis, très lentement, elles me massèrent tout le corps, des pieds à la tête, en fredonnant, sur la musique, des paroles en anglais que je ne comprenais pas. Au début, leurs caresses exacerbèrent mon érection au dernier degré. Puis, progressivement, je sentis mes muscles se détendre et ma verge mollir. La voix du chanteur; les chuchotements et les soupirs de Juliette et de Manu, que je ne pouvais voir mais que je devinais, couchés eux aussi, près de l'âtre; l'odeur de l'huile et de la nouvelle cigarette que Manu venait d'allumer - et qu'il partageait avec Nicole et Varla -, tout me donnait un peu l'impression que j'allais m'endormir. Ou peut-être étais-je déjà en train de dormir ? J'avais très chaud; mais, bizarrement, j'avais aussi la chair de poule. Par moments, je pouvais même sentir mes cheveux et les poils de mon pubis se dresser brusquement, pendant quelques secondes. J'avais fermé les yeux. Petit à petit, des cercles colorés se formèrent à l'intérieur de mes orbites. Je les regardai tournoyer derrière mes paupières closes, complètement fasciné. Il me sembla soudain que ces taches n'étaient rien d'autre que les notes de musique, qui se glissaient dans mon nez, en accords qui embaumaient la vanille et le houblon, et qui remontaient en roulant comme des vagues jusqu'à mes yeux fermés. Je fus pris d'un vertige, en réalisant que mes sensations étaient en train de m'échapper totalement. Je voulus protester, mais j'avais la bouche remplie de salive. Je déglutis, mais je ne parvins toujours pas à articuler le moindre son. Finalement, je grognai plus que je ne parlai :

- Vaaarlaaaaa ?

- Oui, Charlot ?

- Je... suiis... b... bi... zaaaarre.

J'entendais clairement ma voix, qui sonnait comme celle d'un ivrogne mort saoul. Je trouvai que c'était du plus haut comique et je me mis à rire très bêtement, en me retournant sur le ventre. J'ouvris les yeux avec une infinie lenteur, car il me semblait que la pièce était subitement remplie du scintillement aveuglant de milliards d'étoiles. Je vis Varla, penchée sur moi, ses seins hauts perchés frémissant comme les ailes de papillons diaphanes – ou, non, comme les vitraux d'une cathédrale, incendiée par le soleil couchant – elle souriait. Varla, c'était un ange. Elle était belle comme une Divinité descendue de l'Olympe. Ses cheveux flottaient dans l'air, comme en apesanteur, laissant derrière eux des striures de toutes les couleurs. J'étais en joie. C'était la plus belle femme que j'avais jamais vue. Je sentis monter de mon ventre un amour parfaitement parfait, qui m'enveloppait comme un murmure d'arbre. Non, comme le chant sidérant d'une sirène.

- Tuu.. es si beeelle ! m'extasiai-je, ravi.

- Ça y est, Manu, il est perché je crois, murmura Nicole.

Ses mots ricochèrent longuement dans les plis des tentures, qui vibraient le long de mes poignets. J'avais levé mes mains vers le plafond pour les contempler, comme si je les découvrais pour la première fois. Une auréole entourait chacun de mes doigts. Je me sentais si beau, si calme et si profondément en paix avec l'univers. C'était merveilleux. Jamais de ma vie je n'avais été aussi heureux.

- Charlie, lève-toi...

C'était Varla qui parlait, je le comprenais, mais en même temps sa voix me donnait l'impression de sortir de la flamme des bougies, dont les couleurs brillantes me firent monter les larmes aux yeux, tant j'étais ému. Avec l'aide de Manu et de Nicole, je me hissai sur mes jambes. Le sol tanguait sous mes pieds. Je souris à Manu.

- Tu... tu es beau, Manu...

- Ouais, mon pote. Bienvenue dans le Pow-Wow.

Je me pendis à son cou. Sa tête était nimbée de bleu et d'or, comme dans les peintures de la Renaissance. Je ne pouvais détacher mes yeux des circonvolutions complexes qui partaient de ses tempes et se développaient dans ses cheveux, et où la musique embaumait la cerise. Je m'approchai, pour embrasser une tresse fluorescente qui lui descendait du front au nez.

- Hé, hé ! Charlie ! Pas tout de suite, tu veux... D'abord avec Varla et Nicole, ok ? protesta-t-il en riant. Moi je dois m'occuper de la petite Juju, ce soir.

Nicole (ou était-ce Varla ? J'avais de plus en plus de mal à les distinguer, toutes les deux...) m'écarta gentiment de Manu.

- Viens, Charlie. Par ici. Assieds-toi, là, bien.

Il y avait, à terre, une purée de coussins ondulante. Quand je m'assis dessus, ils prirent instantanément la forme d'une paire de seins géante et m'aspirèrent comme si j'étais aimanté. Je me balançais avec mes orteils, qui crépitaient comme des flammes. Je ris encore, très longtemps, dans un état de communion intense avec les cousseins. C'était joli, les cousseins : comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ? J'étais linguiste, après tout... Les sémèmes entamèrent une sarabande post-combinatoire érectile et jaculatoire. Ça fusait de partout. La langue de Varla chuchotait des oui tout rouges sur mes testicouilles. Je recommençai à rire sans pouvoir m'arrêter. Mes testicouilles. C'était un mot ma-gni-fi-que. Une découverte de la première importance; il faudrait absolument que je rédige un mémoire à ce sujet. Grappin me mettrait le grapouille dessus et Cohn-Bandite me congratidurait sans fin. Je serais le héros du sexe sémantique. Un Dieu incarné dans le seintagme du Verbe. C'était tout simplement génial.

- Mmmmmh, mmmmmh, Charlie.... je vais te dire un truc : avec une queue pareille, être puceau, c'est un crime, constata Nicole.

- Ah bon ? dis-je, avant d'éclater de rire pour la énième fois en trois ans.

Elle replongea entre mes cuisses et ses langues multiforme s'insinuèrent à nouveau sous mon ventre, avec des battements lents et de longs sanglots de guitare, jusqu'à la hampe de ma verge virginale et verte. Un vert pomme presque fluorescent, liquide, soyeux et haut perché comme une voix de soprano. C'était la voix de Juliette, qui montait, puis descendait, puis remontait, en un long trémolo laineux, avec des feuilles de tabac qui tournoyaient comme des oiseaux fous. Je l'écoutai de toutes mes forces :

- Oooooh ouiiiiiiiiiiiiiii... écrivait Juliette en lettres d'émeraude sur les fesses diamantées montées sur celles de Nicole.

Ou était-ce sur celles de Varla ? Manu peignait des éclairs en vinyle vertigineusement lent. Leur respiration lourde se mêlait à des tourbillons floconneux, qui bouillonnaient en rugissant dans mon nombril. J'essayai de les apprendre par cœur. Je les encourageai, même, criant de tous mes ongles :

- MANU, TES TOILES SONT AU-DELÀ DES SAINTES COUILLES DE DIEU !!!

Je l'entendis grogner et rire pour toute réponse, puis gémir :

- Aaaaaaaaah, Juju.... oooooooooh... Jujuuuuuuuuu... Bébéééééééééééééé...

En soulevant la tête, je constatai qu'ils s'étaient unis dans une espèce de dimension syntagmatico-temporelle complexe, où les fesses de Manu et les seins monumentaux de Juliette se confondaient en un jus biphasé, tandis que les cheveux de Juliette jouaient de la trompette et que ceux de Manu, éclairés par le dedans d'une fabuleuse odeur de foutre en Vichy rose, plongeaient et replongeaient sans fin, dans les tréfonds de l'auréole sonore qu'entourait la vulve intersystémique de Juliette. Qu'ils étaient beaux, songeai-je avec une gratitude immense. Mes yeux voyaient la Vérité pour la première fois. J'étais dans la Lumière. Unique. Prodigieux. Phénoménaaaaaaaaaaal.

- Charlie, tu es prêt ? demanda Varla.

C'était bien Varla, cette fois. J'en étais plus que sûr.

- Oh oui, mon amour ! psalmodiai-je en lui suçant les tétons, de la pulpe des oreilles.

Elle me sourit, plus palpitante que la lune au ras de la mer.

- Alors, let's go ! roussit son hélice médiano-linguale.

Mon pénis tanguait de nouveau; j'étais baigné dans le Poème de la Mer, infusé d'astres, et lactescent, prêt à reprendre à Rimbaud les lauriers de sa gloire. Pendant les heures qui suivirent, Varla m'entoura peu à peu d'un champ tiède, qui noya ma verge dans un plaisir inconnu et radicalement mâle. Mon gland s'était dilaté en strates d'accords majeurs, jusqu'à englober l'univers. Je savourai chaque millimètre de ma virginité saccagée par les anneaux veloutés du sexe de Varla. Des bras sonores lui poussèrent dans le dos et elle m'enlaça les épaules et les hanches, les saupoudrant de grenades indigo. D'abord, dix doigts giclèrent entre mes fesses, s'immisçant peu à peu, tièdes comme de l'huile de violette au poivre; ensuite, très longtemps après, une fourrure glaciale, lisse comme un cristal de graphite, vint m'explorer inexorablement la raie. Puis, se joignant aux premiers, dix autres doigts effleurèrent la chair-ballon de ma poitrine hydrogénée, qui chatoya tel un crépuscule. Varla berçait mon sexe dans le sien, si doucement, si lentement, que je pouvais humer chaque crissement de sel fauve à l'intérieur de son vagin, qui vociférait, plus ardent qu'une cascade de nacre. Je me dissolvais dans le napalm sexuel de la réincarnation maoïste pourpre. Ma turgescence parcourait les steppes; nous étions nus, avec les loups. Nous étions la boucle sacrée, sur un tapis vivant, dans l'hystérie collective de la polyphonie textuelle. Mais n'était-ce pas davantage de la polyphonie sexuelle prédicative ? Mon plaisir me coupait le souffle. Je n'aurais jamais cru qu'une telle expérience soit possible. Il se mit à me pleuvoir des mouchoirs tout enflammés de foutre sur la tête. La sueur me riait le long de la colonne cérébrale, jusqu'aux éclats de doigts qui me sodomisaient avec réverbération. Une voix, venue de nulle part, chatouillait : « Pouche, pouche » à mon oreille illiaque. C'était encore plus excitant. Manu revint de Mars-Anus. Il tenait Juliette par l'aile antérieure gauche et avait posé la bouche à l'extrémité de la narine de son sein. J'espionnai la façon dont ses langues articulées en sautoir léchaient amoureusement son téton dressé. On aurait dit une Vierge à l'Enfant. Juliette pria, les bras levés en couronne au-dessus de la tête :

- Varla, tu as bien de la chance.

Varla ne dit rien. Elle avait pris racine autour de moi et tremblait dans la brise, comme jadis les peupliers stroboscopiques du bord de la Seine, à l'automne, au moment où les champignons tombaient des nuages spermatiques, sur la terre assoiffée d'amour. Finalement, Varla chanta elle aussi.

- Chaaaaaaaaaaarles... haaaaaaaaaaaaaaaaaaan... haaaaaaaaaaaaaaaan, miaulait-elle.

Puis Varla se mua en un feu d'artifice au ralenti. Il y avait des explosions tout autour de son aura. Et ça se mit à brasiller dans mon gland, comme une cantate de Bach. Un magma solaire s'accumula à la base de ma verge; j'avais l'impression de tomber à une vitesse surhumaine dans un tourbillon qui remonterait le temps, jusque avant ma mort. Je savais fort bien que j'allais naître, d'ailleurs. Je n'étais pas du tout inquiet. En fait, j'avais totalement oublié ce que ça faisait d'être inquiet. Mais je m'en foutais complètement. J'allais jouir dans Varla et la revêtir de foutre, depuis les fosses septentrionales de ses fesses volcaniques, jusqu'à la cathédrale gothique de son cœur rempli de roses géantes, et qui pulsait follement contre le mien, tel un fanal d'antimatière. J'ouvris la bouche et dessinai rythmiquement les cris de mon extase spermatico-sexuelle :

- VARLAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !

Je suis conscient que ma retranscription a-postériori peut paraître extrêmement simple, voire dépouillée stylistiquement, mais il me fallut plus de dix heures pour réussir à moduler correctement toutes les subtilités sensorielles que je déversai dans son prénom.

Après ça, je dormis. J'eus l'impression d'avoir dormi quinze jours. Mais Nicole m'expliqua, la semaine suivante, qu'en réalité j'avais fait un petit somme de deux heures.

Voilà, vous savez comment je suis devenu un « héros du sexe ». Après mon trip au LSD, dont je sortis passablement déprimé, au bout d'une demi-journée – mais surtout suite à mon dépucelage psychédélique - ma vie ne fut plus jamais pareille. Retourner à la fac et y reprendre mes fonctions d'assistant en linguistique comparée m'apparut soudain comme une connerie monumentale. Je n'y remis donc plus jamais les pieds. Au début, je vécus de petits boulots. Je fis du soutien scolaire, auprès de jeunes crétins de bonne famille qui végétaient dans des boîtes à bac. Cependant, après quelques semaines, je ne supportais déjà plus la moindre forme de contrainte sociale. Manu m'ouvrit grand les portes de sa bibliothèque. Huxley, Burroughs et Kerouac achevèrent de me détourner du droit chemin. Les événements qui bouleversèrent la France, à partir de ce vendredi-là, remirent d'ailleurs tous mes compteurs à zéro. J'envoyai mon père se faire foutre, lorsqu'il monta à Paris avec la ridicule intention d'asseoir son autorité salvatrice sur ce qu'il appelait « mes égarements passagers ». En guise de représailles, il me renia et me déshérita. Mais je m'en foutais royalement. J'avais été expulsé de mon petit appartement de Neuilly, après qu'il se fût avéré que je ne pouvais plus payer mon loyer à terme; mais surtout que j'avais perverti la pauvre petite nièce « intacte » de Madame Simone, qui m'avait rageusement attribué le délicieux sobriquet de « le Gilles de Raie (sic) de Nanterre ». L'été puis l'automne s'écoulèrent joyeusement. On passait notre temps à fumer des joints, à baiser et à militer pour l'amour libre et le pacifisme. Je m'installai chez Varla. Contrairement à ce que j'avais cru, elle n'était pas vraiment une prostituée. Il lui arrivait de faire le tapin, mais c'était juste à titre d'expérience « d'ouverture à sa force de perception ». En réalité, Varla n'avait pas besoin de se prostituer pour vivre. Son père était américain, sa mère était suisse et ils étaient divorcés depuis plusieurs années. Sa mère refusait de voir Varla, dont elle condamnait les agissements avec une furieuse véhémence. Mais son père, qui n'aimait rien tant que de faire enrager son ex-femme, les encourageait au contraire avec force espèces sonnantes et trébuchantes. Comme son père était diplomate – et de ce fait extrêmement riche – Varla ne manquait de rien. Au début de l'année suivante, Varla et moi avons décidé de nous installer en Hollande, à Amsterdam. Après quelques mois de flottement, où  notre seule occupation rémunérée fut de participer à quelques films pornographiques, en tant qu'acteurs (quasi) bénévoles, Varla eut l'idée d'ouvrir un sex-shop. Au début, on vivotait. Mais au fil du temps, notre petit business prit peu à peu de l'ampleur, principalement grâce à l'idée que j'avais eue de nous spécialiser dans les articles de cuir, qui faisaient fureur depuis peu. Je pris des cours particuliers chez un sellier, lors de vacances dans une communauté du Larzac. La débrouille fit le reste. De fil en aiguille, c'est le cas de le dire, Varla se mit à s'intéresser de plus près aux pratiques sexuelles un peu particulières de nos clients réguliers. Et ce qui devait arriver arriva, elle y prit goût et me quitta. Je lui en voulus un peu, je l'avoue. Mais au fond, je savais que nous n'étions pas faits l'un pour l'autre. Elle était beaucoup trop autoritaire pour moi. Elle fit carrière (et une très belle carrière, d'ailleurs) et fortune. Aujourd'hui, elle tient une boîte spécialisée sur la Côte Est des États-Unis. Parmi ses esclaves, on compte des personnalités très en vue. Mais rassurez-vous, je sais rester discret : je ne donnerai aucun nom. Moi, de mon côté, j'en eus vite marre du sex-shop. La comptabilité, ce n'était pas trop mon truc. Je partis pour Katmandou, mais n'y parvins jamais. Je ne dépassai pas Istambul, dont je revins un peu déphasé. Comme je m'intéressais assez bien à la musique, et qu'un ami de Manu m'avait proposé de l'accompagner à Ibiza, où il avait l'intention d'ouvrir une boîte de nuit, j'acceptai - faute de mieux. En définitive, ce fut une excellente décision. Je m'initiai à la technique et fut l'un des premiers « DJ's » du disco débutant. Ce fut une période faste : l'argent coulait à flots, les filles étaient superbes et la vie était facile. Ensuite, je revins à Paris. Je créai l'une des premières radios libres, en copiant le concept de Radio Veronica. Ce fut un beau succès. Comme tout le monde, je me suis marié, j'ai eu un fils et j'ai divorcé. Mais j'ai moi aussi fait carrière - dans les média. Après un petit détour par le cinéma, qui fut un relatif échec, je suis finalement devenu directeur d'antenne. Et j'ai gagné un fric incroyable, dépassant de très loin tout le pognon dont mon père m'avait déshérité.

Aujourd'hui, j'ai 68 ans. Je suis donc enfin un vrai « soixante-huitard ». L'époque de « Charles-le-tipi » est bien loin. Souvent, mon fils me traite de baba cool attardé. Mais ma petite-fille, elle, vient me rendre visite tous les week-ends, dans mon penthouse de la Défense. Elle me gratte un peu de fric, puis elle s'assied à terre, devant la terrasse, et elle contemple Paris depuis mon 25ème étage, pendant que je lui raconte « ces années-là »; ces années qu'elle n'a pas connues mais qui la fascinent. Elle a du mal à comprendre comment nous avons fait pour être à la fois aussi libres et aussi cons. Honnêtement, je ne sais pas trop quoi lui répondre...
 

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