Un Portrait de Sade, de Raymond Jean Imprimer
de Sade
Écrit par Miriam   
Un Portrait de Sade, de Raymond JeanLa littérature critique et hagiographique consacrée au Divin Marquis ne cesse de se multiplier, depuis les temps déjà anciens où Maurice Heine et Gilbert Lely (pour ne citer qu'eux) ont fait œuvre de précurseurs. « Sade a la cote », c'est de plus en plus vrai. Pourtant, rares encore sont celles et ceux qui le connaissent vraiment bien. Sa réputation de monstre « sadique » et d'écrivain « porno » le précède; et comme il existe, depuis Neil Schaeffer, des films qui lui ont été consacrés - je pense en particulier à « Quills » de Kaufman -, c'est souvent le « en tout et pour tout pas toujours très fidèle » que le grand public en connaît de nos jours.

Car lire Sade, il l'affirmait lui-même, ce n'est pas donné à tout le monde. Moi qui ai bien souvent l'occasion d'en causer, avec des complices de Donjon, je constate que dans la grande majorité des cas, celles et ceux qui se réclament de lui n'ont guère dépassé la page cinquante de Justine et ont jeté l'éponge, morts d'ennui. Que Sade ait écrit autant « d'horreurs » que de théâtre fort « conventionnel », de romans historiques et autres fabliaux, très peu de mes interlocuteurs en ont eu connaissance. Et la majorité d'entre eux pensent encore que, de la première à la dernière ligne, Sade va « peindre » des partouzes bien bandantes. Ils sont amèrement déçus, en le lisant. Quand ils y parviennent : Sade n'a jamais fait de « porno pour le porno », passez-moi l'expression, n'en déplaise aux amateurs du genre.

Simplifier Sade et le rendre accessible, j'entends par là les textes de Sade, c'est peine perdue. Mais l'on peut tout au moins essayer de lever un coin de voile sur sa biographie et montrer l'homme et l'écrivain dans son pays et dans son époque. Cet exercice, maintes fois mis en œuvre, a donné tout un tas d'ouvrages d'auteurs divers et variés. Malheureusement, la plupart ont cru bon de rendre hommage au sujet de leur étude en se hissant aux mêmes hautes sphères que lui. Avec pour conséquence que ces biographies du Marquis, si excellentes qu'elles soient, sont pour le commun des mortels tout aussi illisibles que les livres sulfureux qui l'ont rendu célèbre. On n'est pas plus avancé.

Mais Raymond Jean paraît et voilà qu'il propose un roman : « Un Portrait de Sade ». De Raymond Jean, quelques mots tout d'abord. Cet écrivain français, né à Marseille en 1925, fut professeur à l'Université d'Aix-en-Provence et collaborateur du Monde et de la Quinzaine Littéraire. Il s'est en outre distingué à la fin des années soixante lors de l'affaire Gabrielle Russier, une de ses anciennes étudiantes accusée de « détournement de mineur ». Pour la petite histoire, c'est également un récit de sa plume qui a permis à Michel Deville de tourner « La Lectrice » avec Miou Miou.

Dans son « Un Portrait de Sade », Raymond Jean semble vouloir dire « voici l'homme ». S'inspirant entre autre du remarquable travail de Gilbert Lely, l'absolu défricheur et défenseur de Sade, il s'attache à dresser un portrait, « par-delà l'obscur et le mal », d'un homme « pas tout à fait comme les autres ». Cet homme qui était lui-même, tout simplement, bien avant de devenir le pervers sexuel qui donnera à Kraft-Ebbing sa définition du « sadisme ». Au passage, petite remarque : je suis personnellement tout à fait en phase avec Paulhan, lorsqu'il avance que Sade c'était Justine (ou plutôt, que Justine c'était Sade). Et donc que si Kraft-Ebbing l'avait bien lu, Sade aurait donné son nom à ce qu'on appelle par erreur « masochisme » (et Von Sacher-Masoch aurait dès lors eu la paix). Mais avec des « si »...

La vie de Sade est un roman. Donation-Alphonse/Aldonze-François est un personnage de roman. Mais surtout, c'est un comédien. Un immense, un extraordinaire, un talentueux comédien; tout rempli de sang provençal, de morgue nobiliaire et de contradictions insolubles. C'est un bouc-émissaire, aussi : le mauvais homme au mauvais endroit, comme par exemple ce jour où, introuvable, il ne put être guillotiné comme l'exigeait la fameuse « liste » de Fouquier-Tinville du 6 Thermidor de l'an II. « Simple libertin outré », à l'origine (de nos jours, il passerait absolument inaperçu), ses emprisonnements successifs permettront que naissent les « écrits abominables » qui vont le rendre célèbre. N'eût été la prison, sans doute Sade n'aurait-il jamais poussé l'écriture aussi loin. N'eût été l'injustice continuelle dont il est l'objet, à commencer par les manigances de sa belle-famille, sans doute n'aurait-il pas persévéré aussi longtemps. Bien sûr, Sade est probablement un « pervers sexuel » (je n'aime pas cette étiquette, mais il faut bien l'employer). Il s'en défend, invoque la « nature », qui l'a « fait ainsi », tel qu'il ne peut « se changer ». Mais son plus grand crime, ce n'est ni de sodomiser des prostituées ni de les fesser avec un balai de bruyères. Son plus grand, son impardonnable crime, c'est de traîner la religion dans la merde. C'est pour cela qu'on l'enferme. C'est pour cela qu'on le persécute. Qu'on le prive de plumes, d'encre et de papier. Qu'on finit par l'enfermer dans un asile, à la Restauration. Asile où il mourra, à 74 ans, en souhaitant : « je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'esprit des hommes, excepté néanmoins du petit nombre de   ceux qui ont bien voulu m'aimer jusqu'au dernier moment et dont j'emporte un bien doux souvenir au tombeau... ».

Magnifiquement et simplement écrit, en alternant récit biographique et analyse pleine de bon sens de l'œuvre du Divin Marquis, « Un Portrait de Sade » permet au lecteur, même s'il n'est pas à l'aise avec la langue du XVIIIème siècle, d'entrer de plain-pied dans la réalité de la vie de Sade. De comprendre comment - et surtout pourquoi - il a créé et il a vécu. Les deux étant indissociablement liés, bien évidemment. De se rendre compte, également, que derrière la légende sulfureuse, il y a un homme, tout simplement; un homme trop souvent mal connu, incompris et « récupéré » à toutes les sauces par les siècles qui suivront. Ultime affront. Ultime trahison de sa « philosophie » impraticable, qui n'est rien de plus qu'un profond cri de rage et de révolte contre un système qui a brisé ce qu'il avait de plus cher : sa liberté. À défaut de parvenir à entrer dans les 120 journées, la Philosophie ou les Infortunes, les curieux pourraient commencer par « Un Portrait de Sade », c'est un ouvrage très abordable et fort bien documenté.

« Un Portrait de Sade » de Raymond Jean, (réédition par France Loisir, 1990), ISBN 2-7242-6027-9.