Sade. Une écriture du désir, par Béatrice Didier Imprimer
de Sade
Écrit par Miriam   

Sade. Une écriture du désir par Béatrice DidierSade. Une écriture du désir, par Béatrice Didier.

Parler de lui - je veux dire de Donatien Alphonse François de Sade - ce n'est pas une chose aisée. Non que je ne trouve pas les mots (ce serait d'ailleurs le contraire, en fait), mais plutôt que, lorsqu'il s'agit de lui, la première émotion qui m'étreigne, c'est celle de mon absolue indignité - indignité tout à la fois littéraire, politique, historique ou philosophique. Devant la Puissance Incarnée par le Verbe dans Sade, je l'admets sans peine, mon bec pourtant fort prolixe demeure résolument cloué par une admiration sans borne.

Autant laisser parler ses exégètes. L'on pourrait fort légitimement se demander pourquoi je commence par Madame Béatrice Didier et non par Messieurs Heine, Lély ou Paulhan, par exemple. Je m'expliquerai donc : les critiques littéraires de Madame Béatrice Didier furent les premières que j'eus la possibilité de lire sur Sade. Au nom de la chronologie, je place donc l'essai intitulé :   « Sade. Une écriture du désir » en premier.

Cependant j'ajoute qu'il entre aussi dans ma démarche un immense regret, que j'ai conservé jusqu'à présent : celui d'avoir dû ruser et mentir, pour m'offrir le luxe mortellement dangereux de lire le  « Sade aujourd'hui » que Béatrice Didier plaçait en introduction de l'édition de « Justine ou les malheurs de la vertu » parue au Livre de Poche en 1970. J'ai toujours en bouche l'amertume épouvantable qui m'étouffait, lors du cours de littérature française donnant la mesure, au lycée, à mes pires moments de détresse hebdomadaire. Je n'ai jamais pardonné aux professeurs - ni aux manuels scolaires - leurs propos totalement ineptes, insipides et scandaleusement expurgés du moindre détail non conforme aux bonnes moeurs. Où il se trouve que les soi-disant  « Humanités » ne sont en définitive qu'une forme d'expérience Pavlovienne appliquée à la pédagogie. À Béatrice Didier, peut-être aurais-je eu le cran de confier mes lectures véritables, lorsque j'étais sensée me farcir Rousseau, Mauriac ou Troyat. Que je ne me farcissais pas, bien entendu, et sur lesquelles je mentais sans vergogne, faute d'une alternative plus  « honnête ».

Mais revenons-en à nos moutons du jour et présentons Béatrice Didier. Née le 21 décembre 1935, Béatrice Didier a connu une longue et prestigieuse carrière dans l'enseignement : professeur, assistante à la Sorbonne, maître de conférences à Grenoble puis à Paris VIII et enfin professeur émérite et directrice du département littératures et langages à l'École Normale Supérieure. Le ton est donné : docte, académique et rigoureusement littéraire. Je passe sur ses (très) nombreuses publications et collaborations diverses, notamment aux Presses Universitaires de France.

Pour ce qui est de « Sade. Une écriture du désir », c'est bien d'analyse littéraire qu'il s'agit, dans l'acception la plus stricte du terme. [Disclaimer] Lecteur non-initié aux arcanes de la narratologie et de sémiotique, passe ton chemin : l'essai ne serait pas *transformé*. [End of Disclaimer]. Le terrain sur lequel officie Béatrice Didier a le mérite d'être parfaitement balisé. L'ouvrage, de facture très classique, ne s'éloigne à (presque) aucun moment ni sous (presque) aucun prétexte de l'exercice universitaire standard; il est dès lors très reposant d'y entrer et très astreignant de suivre le Docteur Didier qui, tout comme Sade, ne « s'adresse qu'à des gens capables de l'entendre ». Et pour qui sait l'écouter, précisément, en dehors de quelques inévitables envolées freudiennes fort peu de mon goût, il y a matière à s'enrichir de façon particulièrement fructueuse. Pour sa propre culture littéraire, s'entend. L'essai se divise en trois parties et une conclusion : le « Sade aujourd'hui » dont je parle plus haut et qui est de très loin le morceau de choix. Dans le chapitre Un, « Constantes », il est question des principaux éléments constitutifs du cadre chez Sade. Au chapitre Deux, « Variations », Béatrice Didier procède à l'analyse de quelques oeuvres : Justine, Les Crimes de l'amour, les Historiettes, Contes et Fabliaux et enfin la Marquise de Gange. Pour terminer, dans la chapitre Trois, « Prolongements », on en vient à la relecture, sous un éclairage sadien, de quelques auteurs comme George Sand, Jules Vallès ou Petrus Borel. Petite remarque au passage : si le nom des chapitres rappelle étrangement le vocabulaire de la musique, ce n'est pas un hasard (Béatrice Didier est aussi l'auteur de chroniques musicales).

Or en définitive, pour le lecteur qui connait un tant soit peu la musique, il n'est pas inutile de tendre un peu l'oreille et d'être attentif aux petits trilles parsemant la structure toute scientifique de l'essai. Car il peut arriver qu'au détour d'une phrase, la robe de notre digne universitaire, emportée par quelque souffle « Divin », se soulève et donne à voir une certaine femme, bien planquée sous les masques académiques. Une femme qui n'hésite pas un seul instant, page 128, à y aller d'un commentaire fort engagé : « Le sadisme est à la mode, sous forme de pacotille : on parle de sadisme à tort et à travers. Il est bien entendu que Sade n'est pas le père du sadisme des grands magasins qui proposent ceintures à bon marché, chaînes et liens en matière plastique. Il eût désapprouvé, à plus forte raison, l'horreur des camps de concentration, la torture en Algérie ou ailleurs. Pour sa part, il fit preuve d'humanité pendant la Révolution de 1789. Enfin il faudrait une bonne fois dissocier Sade du sadisme dégénéré, essayer de définir ce que l'on entend par sadisme proprement dit. Ce serait une excitation du désir produite par la vue ou par la représentation mentale ou esthétique de la souffrance d'autrui. Chez l'artiste, plus que chez quiconque, le sadisme peut demeurer dans le royaume des chimères, sans incidence nécessaire sur la vie quotidienne, mais important dans la genèse de l'oeuvre. »

Pour conclure, j'ajouterais que si le sadisme - ou le masochisme - peuvent tous deux se satisfaire d'être une muse virtuelle, errant élégamment dans les limbes de fantasmes littéraires très respectueux des convenances sociales, le cas contraire n'est toutefois pas exclu. Il ne faudrait pas perdre de vue que la « volupté noire » à l'oeuvre dans les pages d'un livre puisse fort bien trouver un écho très réel sur de la chair bien vivante. Et il ne faudrait pas oublier non plus que Sade, homme de théâtre avant tout, était un excellent comédien. Il ne répugnait ni à fouetter une Rose Keller, ramassée sur le trottoir, ni à gaver des prostituées d'aphrodisiaques toxiques, ni même à fuguer en Italie pour s'envoyer en l'air avec sa belle-soeur, enfuie de son couvent. Et encore ne s'agit-il que du faible écho de ce que les preuves parvenues jusqu'à nous permettent de reconstituer...

Sade. Une écriture du désir, par Béatrice Didier aux Éditions Denöel / Gonthier, paru en 1976 (203 pages).