L'érotisme de Georges Bataille Imprimer
Lectures érotiques - Varia
Écrit par Miriam   
L'érotisme de Georges BatailleRelativement méconnu du grand public, Georges Bataille n'en est pas moins une des références sulfureuses et incontournables de l'intelligentsia franco-centriste. Mais commençons par une brève biographie.

Né en 1897 à Billom (Puy-de-Dôme) et mort en 1962 à Paris, Georges Bataille est un digne enfant du 20ème siècle. Enfant à plus d'un titre, en fait, comme je l'exprimerai plus loin. Son enfance, puisque nous y sommes, n'est sans doute pas très insouciante. Son père, syphilitique et aveugle, et sa mère, dépressive, contribuèrent-ils à forger la personnalité tout à fait singulière de leur fils ? La question est posée. Élevé dans l'irréligion (il fallait le faire, à l'époque...), Georges Bataille débute fort tôt sa carrière de transgresseur en se convertissant au catholicisme en 1917.

Faut-il y voir un monumental « je vous e... » adressé à sa mère ? Mère qui, précisément, avait décidé de fuir l'artillerie allemande en 1914, laissant son époux malade et aveugle se débrouiller seul à Reims, tandis qu'elle prenait les enfants sous le bras et retournait dans sa famille à Rioms-ès-Montagne (Cantal). Conséquence : le père de Georges Bataille mourra seul sous les bombardements en 1915. Ou faut-il plus simplement noter que, dès l'adolescence, Georges Bataille est travaillé par de puissantes pulsions mystiques ? Toujours est-il que le tempérament pour le moins « brûlant » de notre apprenti curé lui barre bien vite la route (il reconnaîtra lui-même avoir voulu « se ruiner » dans les nuits blanches, l'alcool et la fréquentation de milieux interlopes). Sa vocation de prêtre ne dure d'ailleurs que le temps que durent les roses. Et il perd la foi en 1920, selon la légende peu après avoir soupé chez Henri Bergson à Londres, qui lui aurait refilé son « Le Rire » à lire. Sacré Henri...

De là, Georges Bataille mettra un point d'honneur à rire (mais un rire pas vraiment joyeux) et à s'écarter de la norme. Et autant l'admettre, il y parviendra parfaitement. Son diplôme d'archiviste-paléographe en poche, Georges Bataille est libre de se lancer dans la mêlée. Et il s'y jette, rencontre Michel Leiris, Boris Souvarine, André Breton et les surréalistes, Albert Camus, René Char, Picasso (et Dora Maar, évidemment...), Jean Paulhan ou Pierre Klossowski. Lorsqu'il se met à publier, c'est le pavé dans la mare. Son « Histoire de l'œil » (édité clandestinement en 1928 sous le pseudonyme de Lord Auch) inaugure une série de textes qui seront immédiatement qualifiés d'obscénités dégoûtantes par ses contemporains. Mais que l'on ne s'y trompe pas. Il y a le Georges Bataille de « L'anus solaire », « Madame Edwarda » ou « Dirty ». Mais il y a aussi le Georges Bataille de « La Peinture préhistorique. Lascaux, ou la Naissance de l'art », de « L'expérience intérieure » ou de « Sur Nietzsche ». C'est là tout le paradoxe non-résolu chez Georges Bataille : la transgression implique la limite. Et sur ce plan-là, « L'érotisme » est un ouvrage révélateur tant de la pensée que de la psychologie de Georges Bataille.

Autant prévenir tout de suite le lecteur curieux, « L'érotisme » de Georges Bataille est un pavé dans son genre. Dans la mare, c'est entendu, mais également sur l'estomac. À plus d'un égard, le premier étant au niveau de la simple lecture. Georges Bataille est un torturé et il s'y entend comme personne pour le démontrer par le style et la structure. Ne vous lancez pas dans son « L'érotisme » sans être prévenus : c'est d'une complexité et d'une lourdeur dignes de figurer au panthéon des briques indigestes. Sade, pour ne citer que lui, fait pâle figure à côté (et pourtant Sade est capable d'en rajouter mille tonnes, à ses heures). Récusant la philosophie mais enragé de notions dialectiques dans la plus pure tradition Hegelienne, dénonçant l'impossible vocation du langage en tant qu'outil de destruction de la norme et se complaisant dans les développements les plus abscons, Georges Bataille me semble être tout entier entre les lignes de « L'érotisme ». Souvent, il m'a semblé que sous la surface érudite, c'était un gamin tétanisé par la peur de mourir qui se débattait.

Composé d'une juxtaposition de textes divers, dont certains sont des conférences qu'il a données, l'ouvrage se propose de montrer en quoi l'érotisme n'est rien d'autre qu'une « dose homéopathique » de mort, que les humains tragiquement « discontinus » que nous sommes tous se plaisent à s'administrer, afin de s'approcher de manière prudemment réversible de leur retour à la « continuité ». Je vous avais prévenus, c'est dense... Mais c'est très intéressant, par là-même. Bien sûr, une sadienne telle que moi ne s'y retrouve pas. L'angoisse terrible qui sous-tend l'ouvrage; le goût masochiste de l'ordure et de la souffrance; le cri de désespoir et d'impuissance qui semble jeté en conclusion, tout cela s'écarte totalement de ma philosophie profondément égoïste et jouisseuse. Pour Georges Bataille, je fais partie des « affaissées » - comme il les nomme avec une condescendance que je ne puis accepter. S'il fallait résumer d'une façon sarcastique le crédo de Georges Bataille, ce serait : « là où il n'y a pas de gêne, il ne peut y avoir de jouissance ». La sexualité humaine ? Inconcevable sans la honte et la conviction de se rouler dans l'ordure. Les femmes ? Au mieux des proies qui excellent à se dérober, pour mieux aiguiser le désir. Au pire, de vulgaires truies. L'érotisme ? Morbide, immanquablement.

Pourtant, « L'érotisme » a le mérite de soulever des points extrêmement cruciaux. Comme l'individualité de l'expérience érotique (Bataille livre bataille au rapport Kinsey, très logiquement). Comme aussi les liens très forts qui peuvent exister entre mystique et érotisme (encore que, nous ne sommes pas d'accord lui et moi sur le domaine : philosophique et religieux chez lui, purement neuro-biologique chez moi). Et cerise sur le gâteau (bien que cela soit sans doute involontaire), un décorticage magistral de la façon dont le catholicisme (et partant, les autres religions en général) a pourri tout ce qu'il a touché - à commencer par le plaisir charnel.

Profondément dérangeant, mais fondamentalement indispensable, « L'érotisme » de Georges Bataille constitue un jalon d'une importance capitale, qui a fortement influencé des pointures comme Derrida, Foucault ou Sollers.

« L'érotisme » de Georges Bataille, paru aux Éditions de Minuit, Collection « Arguments », ISBN 2-7073-0253-8