L'histoire de la Rose Imprimer
Contes érotiques
Écrit par Miriam   

[Je dédie ce piètre hommage à Celui qui a pavé la voie au prix de Sa liberté...]

 

 

I. Prologue



Il était une fois, dans un petit village à l'orée d'une grande forêt, une jeune demoiselle fort bonne et fort douce que l'on nommait La Rose. L'aimable enfant, dont les parents avaient péri alors qu'elle était encore au berceau, avait été recueillie par son oncle, l'Abbé des Épines. Élevée dans la religion et la crainte du péché, La Rose était connue pour sa piété et sa modestie; on la citait du reste en exemple aux coquettes et aux indociles. Il est vrai que La Rose ne connaissait rien au-delà du presbytère de son oncle ni du petit jardin clos attenant à la maison; au demeurant, son unique récréation était d'assister aux messes et aux vêpres ainsi que, les jours de fête, de paraître aux processions en l'honneur de la Vierge ou de Sainte Blandine. Les soins les plus attentifs avaient présidé à son éducation; les plus hautes vertus et l'honnêteté la plus absolue lui avaient été scrupuleusement inculquées; toutes les ressources, enfin, avaient été employées en vue de former sa délicieuse personne aux pratiques de la dévotion. Comblée de grâces et d'esprit, la Rose avait assurément tous les ravissants attraits et toute la distinction de la noblesse, bien que sa naissance fût très humble. Hélas, malgré les espérances que ses indéniables charmes auraient pu faire naître en elle, les maigres revenus de son oncle semblaient la devoir condamner à une alliance peu digne de ses grandes qualités - dont toute jeune fille, autre qu'elle, eût sans doute conçu quelque orgueil. La Rose, étonnamment, semblait indifférente au sort que l'indigence réservait presque immanquablement aux personnes du sexe. En l'occurrence, elle en ignorait tout, bien qu'elle ait atteint l'âge de dix-sept ans et qu'elle fût à tous égards assez formée pour songer au mariage. La fortune, nous l'allons voir, n'allait cependant guère tarder à semer des ronces et des larmes sous les pas de la Rose.

 

 

 

II. L'enlèvement

 

C'était une agréable matinée de printemps et La Rose était assise à l'ombre d'un cerisier, tout contre le mur de pierre qui ceignait le jardin du presbytère, voisin du bois tout proche. Elle lisait avec ferveur son catéchisme et ne semblait prêter nulle attention à l'ondée de pétales qui s'échouaient sur ses épaules d'albâtre, au moindre souffle de brise. Quand soudain, un craquement sinistre résonna dans la forêt. La Rose se leva d'un bond et poussa un cri de frayeur.


- Qui va là ? s'exclama-t-elle d'une voix mal assurée.

Mais nul ne lui répondit.

- Qui va là ? Qui êtes-vous ? ! répéta-t-elle en reculant gauchement vers la maison.

La nature s'était tue et La Rose frissonna. Puis, de nouveau, un bruit violent de branches rompues déchira le silence. La Rose, terrorisée, laissa tomber son catéchisme dans l'herbe et, rassemblant à pleines mains ses jupes empesées, elle s’enfuit en courant. Son cœur battait à tout rompre lorsqu'elle parvint aux premières marches du perron. Elle s'engouffra dans le salon et s'y enferma en toute hâte. Ses doigts se crispèrent vainement sur le loquet sans parvenir à pousser le verrou. Elle réussit néanmoins à barricader la croisée, en poussant contre la vitre un lourd fauteuil, sur lequel elle tomba pâmée d'émotion.

- Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quel effroi ! Ah ! Fi ! Suis-je bien bête, de m'épouvanter pareillement d'un cerf ou d'un daim, qui fut plus effrayé que moi, sans doute, en se hasardant si près des hommes...

Or, son saisissement passé, La Rose se prit à songer à ce mystérieux craquement qui lui avait glacé les sangs. Peut-être, après tout, n'était-ce nullement un animal égaré ? Ne s'agirait-il point plutôt d'un maraudeur ou d'un vagabond, qui aurait formé le projet d'escalader le mur, afin de pénétrer dans le jardin ? Qu'aurait-elle fait, en ce cas ? Elle était seule, ce matin-là, car son oncle s'était rendu de fort bonne heure au chevet d'un brave homme, dont les jours déclinaient. Il était bien certain que l'Abbé ne serait point de retour avant la nuit tombée, puisque le pauvre moribond demeurait à vingt bonnes lieues de la paroisse. Elle se trouvait donc à la merci de quiconque eût conçu quelque noirceur à son endroit ; sans le moindre espoir de secours. A cette idée, La Rose se sentit défaillir. Mais sa poitrine oppressée, son cœur affolé et ses tempes battantes ne lui venaient pas exclusivement des présages d'un danger méconnu. Elle se prit à sourire, bien malgré elle, en se remémorant sa crainte lorsqu'elle s'était cru à la merci d'un voleur de grand chemin. Son esprit se mit à errer dès le moment qu'elle ferma les yeux. Languissamment étendue sur une bergère, elle se plut à peindre en détail l'air et le maintien qu'aurait l'ennemi présumé, dont elle n'avait pu distinguer les traits dans le jardin;  y goûtant par degrés un plaisir de plus en plus vif.

- Ah ! Ce serait un démon repoussant ! Sa figure, redoutable, serait laide à faire peur. Il aurait les yeux très noirs, barrés de gros sourcils, et le visage tout recouvert d'une barbe aussi drue qu'un poil de bête sauvage. Sa bouche épaisse aurait un rictus de haine et de convoitise; et son cou de taureau serait parcouru de grosses veines bleues, toutes gonflées d'un sang épais.

La Rose, alors, s'abandonna davantage. Ses petites mains fines s'égarèrent dans les lourds replis de son giron. Elle pressa fortement l'étoffe entre ses cuisses, de telle sorte que ses jupons en patinassent la chair. Sur sa peau, un étrange frisson passa et elle sentit une sueur âcre l'inonder aux jambes et dans le creux des reins.

- Oui, que le Seigneur me vienne en aide ! Il serait assurément monstrueux, avec ses bras gigantesques; ses mains couvertes de suie, ainsi qu'en ont les Savoyards; et sa tournure de galérien échappé du bagne. Quant à sa voix, d'une âpreté diabolique, il n'en ferait usage qu'à seule fin de terroriser ses victimes. Ah ! Ciel ! Comme il s'adresserait durement à ces malheureuses, qu'il tourmenterait injustement dans son repère d'assassins ! Il les ferait mener, par un souterrain fétide, où elles manqueraient périr d'épouvante, en quelque affreux cachot, peuplé de rats et de vermine... Il les menacerait en des termes d'une cruauté barbare : « Résignez-vous ! Misérables », exigerait-il, « Si vous ne vous prêtez point à mes désirs les plus infâmes, avec une absolue docilité, vous recevrez cent coups de fouet séance tenante !".

À cette idée, La Rose soupira de contentement. Elle se vit jetée aux pieds du terrible despote, toute crasseuse et noyée de pleurs, implorant vainement sa pitié, impitoyablement déchirée par le désespoir et par la honte.

La toile de ses culottes adhérait à son ventre; avec des précautions infinies,  La Rose écarta l'étoffe, en jetant de petits gémissements étouffés. Elle savait parfaitement que c'était un abominable péché, ce qui aiguisait prodigieusement le plaisir coupable qu'elle éprouvait à sentir ses paumes fouiller son intimité trempée de sueur.

- Non ! Non ! s'exhorta-t-elle faiblement. Je ne dois point céder à la chair... je dois me garder de Satan et de ses tentations haïssables. Il me faut rester pure, il me faut rester pure...

Mais ses prières ne lui furent d'aucun secours. Sa main s'enfonça davantage encore et elle se mit à manier sans vergogne les délicieux replis de son ventre. Elle se cabra, puis se mordit les lèvres afin de ne point crier. La volupté gonflait sa poitrine, douloureusement comprimée par les baleines de son corset. Elle tâcha de respirer plus profondément, afin de se meurtrir mieux encore; tandis que les pointes délicates de son sein durcissaient, tout irritées par la serge de sa chemise. Elle resserra un peu les cuisses et une secousse fort plaisante acheva d'affaiblir ses chastes résolutions.

- Ah ! Le monstre ! Ah ! Le démon ! Comme il me flétrit, comme il me maltraite ! Ses mains me tiennent fermement à la taille et il m'écrase sur sa couche ! Mais je me débats ! Je ne veux point céder à ce voleur, à ce criminel ! Non ! Non ! Non !

La Rose était à bout de souffle, et son front crispé, ses yeux révulsés, disaient assez la lubricité qui s'était emparée d'elle. C'est alors qu'un épouvantable vacarme la tira brutalement de ses coupables contorsions. Dans un fracas de verre brisé, la croisée du salon fut enfoncée par deux malandrins, qui bondirent dans la pièce en poussant des cris de fureur. La Rose se mit aussitôt à hurler; mais hélas, il n'était plus temps déjà ! Les deux hommes se ruèrent sur elle et lui garrottèrent étroitement les bras, de telle manière qu'elle ne puisse esquisser le moindre geste ni tenter de leur échapper. Ils la poussèrent prestement hors de la maison. L'un d'eux l'avait saisie au coude et la secouait avec rudesse, tandis que l'autre lui broyait les épaules en la couvrant d'insultes:

- Ah ça ! Vas-tu avancer, catin, maudite ribaude ! Allons, marche, ou je vas te faire promptement danser !

La Rose eut beau supplier, se débattre et crier à pleine gorge, elle fut emmenée de force par ces deux brigands, qui la bâillonnèrent d’une étoffe grossière, à l’odeur infecte. Ils la traînèrent par les cheveux, l’obligeant à courir à leur suite, et de si implacable façon qu’elle en perdît ses petites pantoufles brodées. Ses pieds délicats, ses chevilles fragiles, ses bas immaculés furent tout couverts de sang et de boue en quelques enjambées. Comme elle tardait trop à leur obéir, le plus grand des deux la souffleta à trois reprises, puis, la soulevant de terre comme il l’eût fait d’un vulgaire paquet de hardes, la jeta sans ménagement au travers de la selle de son complice. Ils éperonnèrent leurs montures et partirent au grand galop vers la forêt, avant que La Rose, à moitié morte de peur, ne sombrât dans l’inconscience.



III. Rencontre avec le Chevalier

 

Lorsque la pauvre enfant revint à elle, la nuit était venue. Les deux brigands s'étaient établis dans une futaie dense, adossée à une falaise escarpée, dont le flanc présentait une large fissure de trois à quatre pieds de haut. C’était là, dans cet antre rocheux, malpropre, obscur et glacial, qu’ils avaient jeté La Rose. Ils lui avaient solidement lié les mains d’une corde, dont l’extrémité avait été nouée à une racine épaisse et noire, et qui sortait de terre à cet endroit de la grotte. La Rose tenta de se redresser, mais les forces lui manquèrent et elle retomba assise, les bras levés au-dessus de la tête et les cheveux défaits, toute tremblante de froid et de terreur. Sans l’appui de ses mains, il était impossible qu’elle tentât de défaire les liens qui lui déchiraient les poignets, ni même qu'elle pût se remettre debout. Des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux, tandis qu’elle se tordait vainement, et que la corde lui entamait la chair jusqu’au sang. Non loin de la caverne, les deux complices tenaient conseil :

-         Et moi, je te dis qu’il ne faut point la gâter. C’est un trésor, que cette gueuse-là : ça n’a point travaillé aux champs, la figure est charmante et les dents de la nacre la plus saine. Nous pourrions en tirer plus de cinq cents louis, en la cédant au Comte.

-         Mais Foutre Dieu ! Puisque nous n’y toucherons point, à ton maudit temple ! Il suffit cependant de se contenter du sentier le plus étroit, le Comte n’y verra point de flétrissure. Le temps que nous achevions notre route, l’outrage aura entièrement disparu et le bouton sera de nouveau chaste et rose…

-         Ah ! Vieux débauché ! Je connais tes goûts contre-nature et je te défends bien d’approcher de cette ribaude. Bâti comme te voilà, je doute fort qu’elle se remisse jamais des assauts de ton bélier.

-         Eh quoi ! Tu serais donc honnête, scélérat ? Tu aurais promptement réduit le tout en poudre, toi aussi; s’il fallait laisser libre cours à ton vice.

Ce disant, les deux brigands s’étaient singulièrement échauffés et leurs propos, que La Rose craignait de trop bien entendre, se conclurent en de monstrueux blasphèmes. Excédés par la fièvre qui leur allumait les sens, ils s’entendirent sur l’action qu’il convenait de mener. Le plus vieux s'assurerait de l’objet de sa convoitise, laissant au plus jeune tout le bénéfice du marché qui serait conclu avec le mystérieux Comte, auquel La Rose était destinée. Ils s'en revinrent à la caverne, au fond de laquelle La Rose priait en silence.

-         Voyons donc, friponne, si tu peux assouvir d’autres passions que celles de ta religion imbécile !

-         Messieurs, pitié ! N’abusez point de mon état, je vous en conjure. Que votre cœur, que votre bonté se laissent fléchir à mes larmes, à mon désespoir… Ah ! Messieurs, j'en mourrai de honte !

-         Tu crierais à t’en crever la gorge que nous n’en fléchirions point. Allons, prête-toi de bonne grâce ou nous te rosserons, maudite gueuse …

A ces mots, le plus vieux se jeta sur la Rose et, après que le jeune eût arraché avec fureur ses jupes et son corsage, il l’attira entre ses jambes et l’écrasa sauvagement sur le sol. La Rose, qui hurlait, sentit avec horreur que ce monstre tâchait de s’introduire entre ses cuisses serrées, armé d'un pieu gigantesque, qui se pressait à l’autel délicat de ses reins. Plus elle se débattait, plus l’infâme s’engageait en grognant; il s'agitait prodigieusement, afin que son assaut pénétrât la malheureuse au plus vite. Son comparse avait entrepris de maintenir les jambes de La Rose dans un écartement considérable, se réjouissant de hâter l'immolation de l'innocente victime. Malgré ses ruades, La Rose se voyait perdue, déshonorée, à jamais livrée aux remords et à la honte, lorsque, au moment précis où le membre odieux s’apprêtait à la souiller, un rugissement de fauve retentit sous les voûtes de la grotte.
 
-         Arrière ! Arrière ! Barbares ! Scélérats ! s'écria un jeune gentilhomme en se jetant sur les brigands.
 
Une bataille terrible s’ensuivit, au cours de laquelle le courageux inconnu lutta vaillamment, avec pour seule arme son épée. À maintes reprises, il sembla à La Rose que son défenseur serait vaincu par l'adresse et par la méchanceté des hommes du Comte. Mais, malgré leurs ruses et leur force inhumaines, ils ne parvinrent seulement pas à s’approcher de l'intrépide jeune homme; qui eût sans hésiter payé de sa vie, afin de préserver la vertu de La Rose. Il se comporta avec une témérité remarquable, et eut tôt fait de mettre en fuite ses adversaires. Puis il s’approcha de La Rose, qui tressaillait, frappée d'hébétude; et dont les vêtements étaient dans le plus grand désordre; ses charmes paraissaient encore plus frais et plus piquants, dans la détresse où elle se trouvait. Il ôta son ample cape et la posa sur les épaules de la malheureuse enfant, dont il trancha les liens d’un coup d’épée. La Rose se prosterna aux pieds de son sauveur, qu’elle inonda de ses larmes.
 
-         Mademoiselle, fit le gentilhomme d'une voix altérée par l'émotion, je me nomme Camille de la Vertu, Chevalier de l’Ordre de Saint-Loup, et suis à jamais votre humble serviteur.

-         Ah ! Monsieur ! s'écria La Rose, comment vous pourrais-je convenablement remercier ? Sans vous, j’étais perdue, souillée, morte sans doute ! Souffrez que je vous assure de mon éternelle reconnaissance, et de mon amitié la plus vive et la plus sincère.

-         Chère Mademoiselle, j’en serais très heureux. Soyons amis, puisque vous le désirez. Mais comment êtes-vous tombée aux mains de ces hommes cruels ? Vous devez cependant avoir une famille... des parents ?

-         Hélas, Monsieur le Chevalier, je ne suis qu’une pauvre orpheline; mon tuteur, l’Abbé des Épines, doit être, en ce moment-même, dans la plus violente inquiétude à mon sujet. Ces deux assassins m’ont enlevée de mon foyer ce matin, alors que je me trouvais seule. J’ignore à quel dessein, et je n’ai qu’un souhait : quitter à l’instant cette affreuse forêt et regagner mon village.

-         Puis-je au moins savoir votre nom, Mademoiselle ?

-         Je me nomme La Rose.

-         C’est ravissant, murmura le Chevalier d’un air songeur.

-         Monsieur le Chevalier, de grâce, aidez-moi ! Je suis perdue et ne connais nul moyen sûr de parcourir seule les sentiers de cette effrayante forêt. Quel parti prendre ? Quel chemin choisir ? A qui m’adresser ? Que devenir ?

-         Mademoiselle La Rose… commença le jeune homme.

-         Oui, Monsieur le Chevalier ?

-         Mademoiselle La Rose, je ne puis répondre à vos questions.

-         Mais au nom du Ciel, pourquoi ?! se récria La Rose

-         C’est que j’ignore la suite de votre histoire, et qu’il m’est donc impossible d’arrêter pour vous une décision…

-         Hélas, Monsieur le Chevalier… commença La Rose d’une voix tremblante, car son bienfaiteur ne laissait point de la troubler.

-         Oui, Mademoiselle ?

Le Chevalier s’était approché d’elle, et ses manières, son regard attentionné, toute sa personne enfin, trahissaient sans équivoque les tendres sentiments qui, déjà, étreignaient son cœur.

-         Hélas, Monsieur le Chevalier, quelle pourrait être l’histoire d’une pauvre orpheline telle que moi ?! reprit La Rose en s’écartant vivement de lui. Je n’ai ni bien ni naissance ; c’est sans doute un bienfait du Ciel que d’avoir reçu jusqu'à présent les tendres soins de mon tuteur. Je ne désire qu’une seule chose : demeurer bonne et vertueuse, servir humblement mon Père adoptif et adoucir ses jours du mieux que je le puis, d'ici que Dieu le rappelle à Ses côtés. Ensuite, ma foi, j’irai achever mon humble existence en quelque couvent reculé; d'ailleurs à quel autre sort prétendre, hélas !? Mon âme et ma vertu ne se doivent-elles point nécessairement sacrifier, toutes entières, au Christ !? N'est-Il point l'unique Époux qu'il me soit permis d'espérer jamais !?

-         Vos paroles sont empreintes de sagesse et de religion, Mademoiselle, soupira le Chevalier en aidant La Rose à se remettre debout et à rajuster sa mise, qui se trouvait encore dans un désordre fort inconvenant.

-         Et les vôtres, Monsieur, de la plus infinie délicatesse, murmura tristement La Rose.


-         Permettrez-vous, Mademoiselle, que je vous transportasse non loin d’ici, en une abbaye où l’on vous offrira le gîte et le couvert, avant que votre tuteur, prévenu par mes soins de votre infortune, ne vienne vous y vienne rejoindre ?

-         J'accepte avec joie, Monsieur le Chevalier, et vous remercie de la pitié que vous avez de moi, ainsi que de l'immense bonté que vous me témoignez.



IV. Aline de Valcourt

 

Le Chevalier de Saint-Loup et La Rose parcoururent sans délai le chemin de quatre lieues qui menait à l’Abbaye de Notre-Dame des Bois. La Mère Supérieure, qui n’était autre que la propre sœur du Chevalier, leur réserva un accueil charmant. La Rose fut promptement installée dans un modeste pavillon, autrefois réservé aux nobles dames qui désiraient se soustraire provisoirement aux plaisirs du monde, afin de purifier leur âme et d’affermir leur foi.

La chambrette s'ouvrait sur un ravissant jardin planté de fleurs et orné d’un bassin d’eau limpide, où se reflétait l'éclat bleuté de la lune. À l’intérieur, un lit tendu de soie puce, un ancien fauteuil garni de tapisserie flamande, une table à ouvrage de bois d'amarante et un prie-dieu sculpté, incrusté d'ivoire, composaient l’unique mobilier. Un bon feu flamba bientôt dans l’âtre, allumé par le prévenant Chevalier, qui voulait s’assurer que La Rose fût au mieux, avant que de prendre congé.

- Adieu, donc, Mademoiselle... Et que Dieu vous garde, désormais.

- Adieu, Monsieur… balbutia La Rose, ne sachant comme dissimuler son désarroi, ni s’il eût été convenable de baiser ce beau Chevalier qui, bien qu’elle lui dusse la vie, demeurait un étranger, auprès duquel la bienséance interdisait qu'elle s'engageât d'aussi caressante façon.

Or le Chevalier s’en fut, et La Rose se retrouva seule, avec pour unique compagnie un austère crucifix, qui pendait à la tête du lit, ainsi qu'une lourde bible, à la reliure de cuir noirci par l'usage. La chambre lui sembla soudain bien ordinaire, lorsque le Chevalier l'eût quittée. Elle ne put toucher au souper que lui avait porté une novice, sans lui adresser la moindre parole, ni même la regarder. La Rose se mit au lit, faute de mieux, et elle joignit les mains très dévotement, afin de prier Dieu et de Le remercier d’avoir épargné le bien le plus précieux qu’une demoiselle pût avoir : sa vertu. Cette pieuse occupation ne tarda point à troubler La Rose qui, afin de réchauffer ses mains glacées, s’était glissée sous les draps de batiste et avait ôté sa robe et son corset. Ainsi vêtue de sa chemise, les pieds et la tête nus, La Rose se sentit soudain fort embarrassée, car elle n’avait guère l’habitude d’une toilette aussi immodeste. Elle enfouit son joli nez retroussé dans l’oreiller de plumes et y crut reconnaître les traces d’un parfum capiteux, bien que cela eusse été fort improbable, puisqu’il était proscrit que les demoiselles honnêtes se parfumassent, et encore moins qu'elles missent du rouge, car c’était péché d'orgueil. Ainsi perdue dans ses réflexions, La Rose n'entendit point la porte de sa chambrette s’entrouvrir, et elle fut saisie de surprise, lorsqu’une voix douce s’éleva de la ruelle du lit :

- Dormez-vous, Mademoiselle ?

La Rose s’approcha du bord de la couche et plissa les yeux ; dans la pénombre elle ne distinguait point la figure qui lui parlait tout bas. Quel ne fut pas son étonnement de découvrir, à genoux, la petite novice qui l’avait servie à son arrivée.

- Mais qui êtes-vous ? Et que faites-vous ici ?! s'inquiéta La Rose

- Mademoiselle, je vous en prie, ne me chassez point ! C’est que je suis si malheureuse, si misérable… et vous m'avez l’air d’être si bonne !

- Allons, mais que me dites-vous là ? N’êtes-vous point ici parmi vos sœurs, auprès de Celui qui deviendra votre époux, et menant une vie humble et vertueuse ? Vous devriez être en joie, la plus heureuse et la plus sereine des brebis du Seigneur !

- Ah ! Mademoiselle ! Sans doute serais-je ainsi que vous le dites, mais je n’ai point choisi mon état. Ce sont mes parents qui ont ordonné que l'on m'enfermasse ici, afin de se défaire plus commodément de moi.

- Comment ! Vos parents vous ont abandonnée ?

- Non point, Mademoiselle, ils m’ont contrainte à prendre le voile.

- Mais à quelles fins ? Et pour quel motif ?

- Hélas, Mademoiselle ! Le plus odieux qui soit ! C’est que ma sœur aînée, dont la figure est laide et les manières déplorables, ne trouvant point à se marier, a déterminé mes parents à ce que l'on fisse de moi une religieuse, afin que ses prétendants cessassent de réclamer ma main, sanglota la novice en se jetant dans les bras de La Rose.

- Ah de grâce ! ... Finissez donc !... Vous me ferez pleurer à mon tour !

- Hélas ! Quel sort ignominieux ! Que je m’ennuie, que je me languis ! Reverrai-je jamais mon cher Saint-Clément... mes frères... mes amies... dont je suis séparée depuis de si longs mois ?!

La Rose serra la pauvre enfant sur son cœur, et s'activa afin de la consoler de son mieux, bien qu’elles ne fussent guère plus âgées l’une que l’autre. La novice, qui était en réalité une Demoiselle Aline de Valcourt, lui conta toute son histoire. Ensuite La Rose lui fit pareillement le récit de ses mésaventures. Elles s’étaient blotties l’une contre l’autre et avaient soufflé la chandelle, de sorte que seule la lueur rougeoyante des braises éclairât encore faiblement leurs confidences.

Aline but les paroles de La Rose avec un vif intérêt, non sans frémir pour sa nouvelle amie, qui avait échappé le jour même au plus affreux déshonneur, n'eût été le secours inespéré que lui avait porté le Chevalier de Saint-Loup.

- Vous eûtes sans doute grand-peur, ma pauvre amie ? s'enquit tendrement Aline.

- Affreusement ! Jamais je n’avais éprouvé une telle épouvante !

- Il est bien vrai, ma tendre amie... votre cœur... comme il bat vite ! repartit Aline en posant sa petite main sur la poitrine de La Rose.

Elles se turent, très troublées, car un long soupir avait bien involontairement échappé à La Rose, tandis qu'un violent frisson passait dans les membres d’Aline.

- N'est-ce point fort mal, ce que nous faisons-là ? se tourmenta La Rose.

- Non point, La Rose, car rien ne défend que deux amies s’aimassent et se baisassent comme nous le faisons, croyez-m'en...

- Mais… continua La Rose, avant qu’Aline n’écrasât ses lèvres sous les siennes, en un fougueux baiser.

La Rose, à sa grande honte, ne put s’empêcher de répondre à son étreinte, bien qu’elle sût qu’il s’agissait sans nul doute d’un affreux péché. C’était la première fois qu’elle goûtait aux lèvres d’une jeune fille, dont la saveur délicate lui parut en tous points semblable au parfum dont son oreiller était comme embaumé. La bouche d’Aline était du plus bel incarnat, et de la douceur des figues mûries au soleil, toutes gorgées de suc violet. D’une main, La Rose avait remonté la chemise de son amie, tandis que de l’autre elle entreprenait d’ôter la sienne. Elles plongèrent ensuite toutes deux nues sous les draps, en riant et en se lutinant, tant il était vain de résister à la tiédeur du lit ou à la volupté des caresses qu’elles se prodiguaient mutuellement. Aline étendit son amie sous elle, puis, l’ayant enfourchée, elle déposa un à un de très légers baisers à son cou et à sa bouche; puis aux épaules, aux bras, à la poitrine et aux flancs, tout en maniant du bout des doigts la chair délicate des cuisses et des reins, ce qui causa à La Rose un ébranlement nerveux, tel qu'elle n'en avait connu de sa vie.

Aline persévérait néanmoins; mordillant, chatouillant, posant ça la langue, là sa petite main potelée ; ou, même, une des mèches bouclées de ses cheveux épars, qui cascadaient dans son dos en un flot roux, que le feu presque éteint mordorait d’une auréole pourpre. La Rose, que les agaceries d’Aline avaient mise au supplice, tressaillait en gémissant sur le lit. Elle sentit alors, dans les replis brûlants de son bas ventre, une source qui coulait et requérait impérieusement qu'elle atteignisse à une sorte de jouissance inconnue, sans qu’elle sût par quel procédé elle y pourrait parvenir. N’y tenant plus, elle porta une main coupable à la cause de son tourment et, aussitôt, une longue secousse lui courut sur tout le corps. Aline, voyant que La Rose avait déterminé d'éveiller seule ses sensations, la gronda tendrement.

- N’ayez point tant de hâte, ma très tendre amie, souffrez que j’apaise en vous ce délicieux brasier.

Aussitôt, elle porta vivement ses lèvres au siège enflammé des passions de La Rose, et y but fort goulûment les preuves du désordre auquel s'étaient portés les sens irrités de son amie. Jamais encore La Rose n’avait éprouvé un tel ravissement; elle ferma les yeux et, tout en tâchant d’étouffer les cris qui lui montaient à la gorge, elle s’efforça de se représenter le Chevalier, sa noble figure, ses charmantes manières et son bras vigoureux. Mais hélas, ce furent à nouveau d'horribles imaginations qui la reprirent : le visage qui surgit alors n’avait rien de touchant ni d’aimable. C’était encore ce monstre, avec son cou de taureau, ses yeux de démon et sa bouche tordue; il l’empoignait par les cheveux, comme les scélérats qui l’avaient enlevée du presbytère, et avaient indignement attenté à sa vertu.

- Non, non ! protesta-t-elle très faiblement, ce qu’Aline prit pour des minauderies, et qui la décida à s’enhardir davantage. Elle se mit à fouiller du bout des doigts l’intimité gonflée de La Rose, qui crut que le souffle lui manquerait.

Les visions devinrent plus épouvantables encore ; désormais les brigands étaient toute une troupe; ils avaient étendu La Rose sur un étroit chevalet, comme l’on pouvait en voir dans les gravures figurant le Purgatoire, dont son catéchisme était abondamment illustré; et ces monstres s’apprêtaient à la fustiger sur tout le corps, armés de verges et de martinets. Le plus terrible d'entre eux, l'hercule à la si redoutable organisation, brandissait quant à lui un membre effrayant, tant d’aspect que de taille; puis il lui soulevait brutalement les reins, afin de flétrir le sanctuaire que, le matin même, les ravisseurs de La Rose avaient tenté de profaner.

Dans le même temps, les doigts d’Aline polluaient les chairs de La Rose; cependant celle-ci croyait déjà soutenir dans l'étroit sentier les attaques criminelles qu’y eût porté l’assaut de l’infâme colosse. Lorsque La Rose eut l'illusion que les obstacles cédaient enfin, et que le bélier se frayait un passage, elle ne put retenir ses cris, tandis qu’une divine extase s'emparait d'elle.

- Ah ! Ah ! Ma très chère amie, vous me faites mourir ! Je défaille ! Que je raffole de votre doux baiser ! Et comme il est piquant ! Ah ! Quels frissons, quels tremblements m’agitent ! s'exclama La Rose en caressant Aline et en la baisant follement.

- Eh ! La Rose, me rendrez-vous la civilité que je vous fis à l'instant ? Saurez-vous à votre tour procurer à votre Aline les habiles étreintes et les tendres attouchements qui la mèneront au dernier degré de la jouissance ?

- Mais qu'exigez-vous là, chère Aline ? Et comment saurais-je ces choses ? N’est-ce point un horrible péché, que de céder à l’aiguillon de la chair ? Ne devrions-nous point prier, plutôt que de succomber ainsi à la concupiscence  ?! reprit vivement La Rose, en proie à de cuisants remords, qui lui teintaient la face d’une rougeur coupable, mais dont la nuance semblait fort pâle, comparée au flot vermeil enflammant son sein.

- Non point ! se lamenta son amie, le péché, précisément, serait de manquer de bonté, et d’abandonner votre pauvre Aline à la position misérable où vous l’avez réduite. Voyez, palpez, ah ! La Rose, croyez-m'en, c’est l’amitié la plus attentionnée, bien plus que la simple charité, qui vous doit dicter votre conduite. Baisez-moi, La Rose, baisez-moi comme je vous ai baisée; goûtez à votre tour au nectar délicat de ma fleur; tout comme j’ai goûté au vôtre, sans quoi vous me condamneriez au plus cruel tourment, poursuivit Aline avec des accents déchirants.

La Rose, tout effarée, avait saisi le crucifix qui ornait le mur dépouillé de la chambre, et, le serrant avec ferveur, elle s’était agenouillée au bord de la couche afin d’y prier Dieu de les pardonner, son intéressante complice et elle. Aline, dont la rouerie n’avait d’égale que les attraits, s'empara prestement du Saint Objet. Elle approcha son visage de la Croix mais, au lieu d’y poser chastement le regard, elle en usa avec une effronterie blasphématoire, que La Rose commença par condamner avec la plus grande véhémence. Cependant, Aline ne voulut rien entendre aux protestations de La Rose ; elle prétendit baiser le Christ, mêlant à ses hommages impies force chatouillements et  grimaces; la Sainte Croix fut trempée en une minute, sous la pluie baisers sonores qu’elle y déposa en riant. La Rose, que cette profanation épouvantait, tenta désespérément de lui retirer le crucifix ; Aline s’échauffa; La Rose s’anima; et les deux coquines luttèrent férocement sur le lit, offrant un tableau fort piquant de pudicité et de grivoiserie mêlées. Leur folle dispute cessa bientôt; nul repentir, nulle contrition n'eût en vérité retenu Aline, dont le sang impétueux corrompait progressivement les vertueux principes de La Rose; et qui avait perfidement déterminé une nouvelle manière de divertissement, où le joujou eût été un petit animal joufflu et délicat, que sa mère étourdie eût oublié de nourrir, et que les deux tendres amies eussent dû cajoler et bercer.

- Vous serez la Maman, n’est-ce pas, La Rose ? s'écria Aline en battant des mains.

- Hé ! Quoi! Que devrais-je lui donner, à ce joli poupon ? s'enquit La Rose.

- Ah ! Petite Maman, je vous en prie, saisissez-vous de cette appétissante racine, et donnez-m'en… ah ! Donnez-m'en … plus avant… je vous en supplie… se mit à soupirer Aline, qui avait guidé la main de La Rose, ainsi que le crucifix de bois noir, à l’orée de sa toison rousse et drue, sous laquelle s’ouvraient deux lèvres rebondies, bruissant d'une sorte de rosée, à l'odeur de musc.

- Mais qu’est-ce que cela ? s'étonna La Rose, qui n’avait de sa vie contemplé pareil animal.

- C’est ma fleur... ma douce amie... Ah ! Ah ! Une fleur… Ah ! Une fleur aux pétales plus suaves et plus savoureux que le nectar de l’Olympe. Allez, hardiment ! Ne craignez point, l’encouragea Aline, qui s’immolait elle-même, tandis qu’elle saisissait La Rose aux épaules, et que cette dernière, abandonnant jusqu'au plus infime scrupule, rendait à son amie les plaisirs exquis qu’elle venait d'en recevoir.

Ah, ma très douce amie… La Rose… baisez ! Baisez-moi, La Rose !... Je vous en prie ! Et voyez, voyez comme... les secours... de la religion me vont... au fond de l’âme… par le Ciel ! Je n’en puis plus… Ah ! La Rose ! Je pars ! s'écria Aline au comble de la volupté.
 
Elle se jeta presque inanimée sur l’oreiller, où ses longues boucles aux reflets cuivrés firent un lac odorant, dont l’effluve ambré n’était autre que le parfum inconnu qui avait tant troublé La Rose.

Aline serra amoureusement La Rose; puis elle demeura silencieuse, en proie à une rêverie insane. Lorsque enfin les deux amies cédèrent à leurs fatigues, l’aube était déjà levée et le crucifix, abandonné, gisait tel une relique entre leurs membres alanguis.



V. Le Capitaine de La Coste

 

Le lendemain, alors que les matines avaient sonné depuis belle lurette, Aline ne se put point trouver. L’on eut beau fouiller chaque recoin de l’abbaye, envoyer au verger la mère Anselme et son fils, le jeune idiot, afin de tâcher de retrouver la fautive, rien n’y fit. Aline manquait toujours à l’appel, à près de dix heures passées. La Mère Supérieure, fort alarmée, commençait à craindre qu’un malheur fût advenu à la novice et fit mander le Capitaine des Dragons du Roy, qui demeurait en garnison à quelques lieues de Notre-Dame.

- Qu’il serait fâcheux, pensait la Mère Supérieure, que cette sotte se fût enfuie ! Ses parents, qui m’avaient confié la dot de cette fille, ne tarderont guère à me la vouloir reprendre, dès qu’ils auront découvert le mauvais tour joué par leur vilaine enfant. Ses dix mille livres de rentes, hélas, nous eussent été fort utiles…

- Révérende Mère ! Révérende Mère ! s’écria la Sœur Marie-Médiatrice en se précipitant dans la chapelle, Révérende Mère ! Ah ! Quel affreux malheur !

- Hé, quoi ! Ma fille, auriez-vous perdu l'esprit ?! Ayez un peu de modestie, pour l’amour du Christ ! répondit sèchement la Mère Supérieure.

- Révérende Mère, bénissez-moi, reprit humblement la sœur, hors d'haleine, en s’agenouillant pour lui baiser la main.

- Expliquez-vous promptement ! Que sont ces hurlements; ce vacarme assourdissant ?! Ne vous souvient-il pas qu’aujourd’hui la Règle imposait que nous fissions grand silence ? admonesta la Mère Supérieure.

- Je vous prie de me pardonner Révérende Mère ; c’est la jeune fille que nous avons recueillie hier, la pupille de l’Abbé des Épines… Ah ! Ma Mère ! …

- Allons, ma fille, finirez-vous à la fin ?! Quelle extravagance !

- Révérende Mère… c'est que... c'est qu'elle... est dans le pavillon et… ah, c’est ignoble !

La Mère Supérieure, jugeant qu’il serait bien inutile de prétendre élucider le fait au milieu d'un pareil désordre, prescrivit à la sœur de s'en retourner à sa cellule et partit d’un pas vif vers la chambre où La Rose était logée. Ce qu’elle y découvrit l’éclaira mieux que cent discours. La Rose dormait encore profondément, gisant nue sur son lit de débauche, les cheveux dénoués, et les membres étalés dans une impudeur scandaleuse. Les vêtements qu’elle portait de la veille avaient disparu et il ne restait plus, sur le fauteuil, que les habits de la novice en fuite, ainsi que son scapulaire.

- Ah ! La misérable ! tonna la Mère Supérieure avec véhémence, en saisissant La Rose par le bras et en la tirant brutalement du sommeil.

La Rose, épouvantée, se redressa et, constatant qu’elle était dans le plus simple appareil, tenta de se couvrir pudiquement les cuisses et la gorge avec un coin du drap.

- Madame ! Je… commença-t-elle d’une voix que la frayeur et la surprise rendaient chevrotante.

- Taisez-vous, Mademoiselle ! opposa la Mère Supérieure, votre conduite est inqualifiable, impardonnable et sacrilège !

- Ma Mère, grâce ! Je vous supplie…

- Silence ! repartit l’autre. Plus un mot, infortunée créature ! Ce que je vois céans me dit assez clairement ce que vous avez accompli en ce lieu. Je vous ai offert l'asile et le couvert; je vous ai recueillie avec la plus grande charité qui se puisse concevoir; et c’est là votre reconnaissance ! Vous êtes une dissimulatrice, une pécheresse et une dévergondée ! Mais couvrez-vous, pour l’amour du Ciel !

La Rose, submergée de honte et d’humiliation, obtempéra en sanglotant, avec une maladresse et un embarras qui eussent attendri le cœur le plus endurci. Hélas, la Mère Supérieure était d'une sévérité rigoureuse, et l’on ne pouvait espérer d’elle aucune miséricorde. Dès que La Rose eût revêtu l’habit de novice qu’Aline avait abandonné, elle fut immédiatement menée au parloir de la chapelle. Là, il lui fut signifié qu’il fallait qu'elle attendît l’arrivée du Capitaine des Dragons du Roy, lequel aurait à charge de la convoyer jusqu’au village où son tuteur, l’Abbé des Épines, aviserait ensuite de son sort. La Rose, naturellement, se désola de ce que son cher père adoptif fût bientôt instruit de ses forfaits et elle se mit à se tordre les mains; en pleurant à fendre l’âme.

- Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que je suis malheureuse, que je suis à plaindre ! Hélas, j’ai bien des torts envers Vous !… que j’ai de honte et de remord !… Ah ! Mon Dieu ! Que Votre punition soit à la hauteur de mes manquements envers Votre bonté ! Que Vos châtiments me frappent, Seigneur, car je suis Votre servante la plus misérable et la plus indigne…

À peine eût-elle prononcé ces paroles que la porte du parloir s’ouvrit à la volée et qu'un homme de grande prestance pénétra dans la pièce.

- Eh ! Quoi ! Voilà le gibier de potence qu’il me faudrait mettre aux arrêts ! Quelle farce me jouez-vous là, Madame ? s’exclama-t-il en saluant la sœur portière qui veillait sur un modeste banc de bois.

- Monsieur ! Votre ton et vos manières flétrissent notre Sainte Congrégation !…

- Ah, ça ! Sœur Portière, c’est que la surprise est de taille, quoique fort agréable ! Mais c’est tout jeune encore, et d’une fraîcheur, d’une figure… est-ce donc un ange que vous me livrez-là ?!

- Non point, Monsieur ; c'est une bien pauvre fille, en vérité; dont la conduite ne se peut absoudre, tant elle a de rouerie et de mauvaises dispositions !

- Voilà qui est prodigieux, assurément ! Jamais je ne vis de mauvais sujet plus ingénu, lui protesta le Capitaine en riant aux éclats. Allons, perfide ! Suivez-moi diligemment ! continua-t-il, saisissant La Rose aux poignets et la gourmandant, afin qu’elle comprît qu’il convenait de lui obéir sans rébellion.

En quelques enjambées, ils parvinrent à la cour extérieure de l’Abbaye, où trois gardes armés étaient à les attendre.

- Messieurs, en selle ! ordonna le Capitaine, toujours considérablement amusé de l’aventure.

Les soldats se regardèrent tout ébahis et chuchotèrent entre eux, tandis que La Rose était hissée sur le cheval du Capitaine.

- Quant à toi, coquine, sache que tes tours ne peuvent fléchir le Capitaine de La Coste ! s'exclama-t-il en éperonnant sa monture.

Ils se transportèrent prestement dans la forêt; et La Rose éprouva, tout ensemble, la honte cuisante d’être menée ainsi qu’une vulgaire criminelle, et la joie coupable de cette course inespérée, qu’elle goûtait fort, en compagnie du Capitaine et de ses soldats. Elle ouvrit de grands yeux, examinant le moindre détail du paysage ; ainsi que les animaux et les braves gens qu’ils rencontraient, et dont la mine stupéfaite trahissait assez la surprise, devant un convoi si peu commun. En effet, La Rose, que le Capitaine tenait fermement contre lui, ne portait ni souliers ni bas; et sa robe de novice claquait au vent, tandis que le cheval galopait à bride abattue, et qu’elle tentait de se maintenir sur le corps son habit trop maladroitement fixé. Les soldats s’étaient laissés quelque peu devancer afin de jouir du spectacle tout à leur aise. Ils allongeaient le cou et leurs regards brûlant de convoitise s’allumaient davantage encore lorsque, au gré des cahots du chemin, les cuisses généreuses et les genoux potelés de La Rose étaient soudainement exposés. Le Capitaine, que le tableau des rondeurs de La Rose réjouissait tout autant, avait abandonné la grand’route et s’était engagé à dessein dans un sentier très abrupt, longeant un ruisseau capricieux et dont les eaux glacées eurent tôt fait de tremper les maigres jupons de la captive.

Lorsque le soleil fut au zénith, la troupe mit pied à terre afin de se restaurer. La Rose, qui pourtant avait montré une docilité parfaite, fut traitée sans la moindre civilité. On lui lia les mains dans le dos, puis on lui garrotta les jambes, de telle sorte qu’elle ne se pût seulement mouvoir seule. Elle fut jetée sans ménagement sur un tapis de mousse, sous un grand chêne, où, sans le secours de ses mains, elle s'ingénia vainement à rajuster son corsage, qui s’était détaché et laissait entrevoir les frais appâts de sa gorge et de ses reins. Pour comble de méchanceté, le Capitaine ordonna qu’elle mangeât sa pitance sur le sol, ainsi que les bêtes et les sauvages, à même l'écuelle qui avait été posée à quelques pas d’elle, et dans laquelle du pain rassis avait été mêlé d’un peu de vin. La Rose avait grand faim mais elle ne put se résoudre à plonger son visage dans la détestable bouillie que les soldats avaient apprêtée en la raillant sans cesse. Elle se mit à sangloter, au comble du désespoir, en suppliant le Capitaine de La Coste de ne la point regarder ainsi qu'une scélérate.

- Hé ! Quoi ! Petite sotte ! commença le Capitaine d’une voix où perçait un profond courroux, allez-vous bientôt cesser vos plaintes et vos remords ? ! Finissez donc ! Parbleu ! Ne croirait-on point que vous souhaitassiez que l'on vous corrigeât perpétuellement ?!

- Pour moi, je n’y verrions point d’ennui, mon Capitaine, continua l’un des hommes, et si vous m’en croyez, cette ribaude ne feroit point tant de tumulte qu’elle n’espéroit par avance d’en être fermement châtiée !

- Ah ! Ah ! Ah ! s’esclaffa le Capitaine, voilà qui sonne foutrement vrai, mon brave Nicolin ! Je gage que sa conduite au Couvent n’avait d’autre ambition et j’entends mieux à présent les raisons de ses agitations continuelles !

- Parbleu, mon Capitaine, la femelle n’a point de tête et c’est chose communément admise que les fondements de sa raison résident là où son tempérament domine ses sens, poursuivit le deuxième homme, qui, à l'inverse de ses compagnons, paraissait avoir quelque esprit.

- Assurément, Denisot, acquiesça le Capitaine. Par quel aveuglement ai-je considéré son joli minois sans m’attarder à la fourberie naturelle de son sexe ? Je ne puis le dire, mais il faut réparer sur-le-champ cette funeste erreur. Allons, Messieurs, le devoir nous commande vigueur et autorité. Troussez-la promptement, et préparez la coquine à recevoir une sévère correction.

- Grâce, Capitaine, par pitié ! s’écria La Rose lorsque les vilains soldats lui relevèrent son pauvre jupon tout gâté par l’eau du ruisseau et les ronces du chemin.

- Vos cris ne serviront de rien, Mademoiselle, et rien ne fléchira la ferme résolution que m’inspire en cet instant votre inconduite, déclara le Capitaine avec un rire cruel.

La Rose, traînée par les soldats, ne cessa pourtant de se débattre et de protester; mais hélas, dans son émoi, elle ne parvint qu’à redoubler l’indécence de sa mise ainsi que le prodigieux amusement de ses bourreaux. Le Capitaine se saisit de La Rose et la renversa sur ses genoux; lui maintenant la taille d’une main, il soupesa de l’autre deux appétissants globes de chair, qu’il dégagea des lambeaux d’étoffe de son jupon déchiré. La Rose versait un torrent de larmes, non sans que l’examen dont elle faisait l’objet ne causât en elle un embarras délicieux, dont ses joues bientôt se colorèrent, incendiant sa figure d’un fort bel incarnat.

- Allons, Mademoiselle, voici la punition que vous avez méritée; je vous l'administrerai; qu'elle soit la conséquence de votre effroyable conduite au Couvent de Notre-Dame des Bois. Je vous condamne donc à recevoir par mes soins une vigoureuse fessée, jusqu’à ce qu’un douloureux repentir fasse entrer quelque sagesse dans votre immodeste personne.

Le Capitaine se mit aussitôt à la tâche, et une pluie de soufflets violents s’abattit sur les reins de La Rose, qui hurla de toutes ses forces, tant sa souffrance fut vive. Les soldats, ravis, encouragèrent le Capitaine à poursuivre l’exécution de la sentence et, sous les paumes tannées de Monsieur de La Coste, les cuisses et les reins immaculés de La Rose s’incendièrent progressivement d’un feu superbe, tandis que sa chair palpitante tremblait et tressautait, à chaque ruade que La Rose donnait pour échapper au Capitaine. Le tableau était remarquable, en vérité, et l’on n’eut rien pu contempler de plus frais ni de plus admirable que cette malheureuse enfant, fessée rondement par un beau Capitaine des Dragons, dont les joyeuses exclamations résonnaient sous les frondaisons de la forêt déserte.

La Rose, oppressée par les pleurs et souffrant le martyre, réprima maladroitement ses plaintes, car Monsieur de La Coste avait décrété que chaque son qui s’échapperait de ses lèvres déterminerait dix coups supplémentaires. Or, à l’instant où le bras du Capitaine commençait à fléchir, La Rose ressentit dans ses membres le frisson coupable qui l’avait perdue au Couvent. Elle s’aperçut, à sa plus grande honte, qu’il lui coulait entre les cuisses la même liqueur brûlante que celle d’Aline, la veille, et que ses folles imaginations menaçaient de renaître, en apportant à leur suite les visions démoniaques du chef des brigands et de son redoutable donjon. Elle eut beau serrer les genoux afin de dissimuler son état, le Capitaine découvrit son trouble et se récria de contentement.

- Enfin ! Petite ribaude, vous entendez raison, et je sens ici, dit-il en glissant les doigts d’un geste brusque aux sources de Cythère, que le ruisseau de la sagesse fertilise enfin le pré inculte que je vais tantôt labourer…

- Non, non ! s’épouvanta La Rose, lorsque le Capitaine la remit à ses hommes en ordonnant qu’on la mît nue et qu’on lui présentât les temples qu’il souhaitait profaner.

- Il suffit, coquine ! tonna le Capitaine. Tu ne pourras te soustraire à nos caprices et nous saurons, chacun à notre tour, te corriger de prétendre résister à nos désirs. La nature a déterminé  ton destin de femelle, qui n’est autre que de servir au plaisir de l’homme ; il est grand temps de te ranger à ce précepte et d’abandonner les chimères de ta vertu. Allons, Messieurs, placez-la promptement…

Mais le Capitaine n’eut pas le temps de se précipiter sur elle, car une bande de malandrins surgit soudainement des bois; ils attaquèrent la troupe et la mirent en pièces avec férocité. Puis, s’emparant de La Rose, ils la jetèrent dans une voiture où deux brigands lui administrèrent de force une potion détestable, qui lui fit perdre connaissance. L’inquiétant équipage disparut ensuite dans la forêt, alors que le Capitaine et ses hommes étaient laissés pour morts au bord du chemin, sans arme, sans monture et à la merci des bêtes féroces.



VI. Le Comte de Bâthory

 

Après dix bonnes lieues de route, la voiture franchit l'enceinte d'un ancien château-fort, dont ne subsistaient que la tour de garde, le pont-levis, le donjon et les douves. La futaie était fort dense et dissimulait parfaitement les ruines, que nul n'eût pu soupçonner depuis le mauvais chemin, qui longeait un fossé de quinze pieds de hauteur. Les bois des alentours passaient pour être hantés par de méchants esprits, aussi les paysans évitaient-ils de s'y aventurer. Le lieu, du reste, était vraiment sinistre et n'engageait guère à la promenade. D'effrayantes rumeurs circulaient aux veillées, selon lesquelles une redoutable bande de brigands aurait établi là son repère, avec pour chef la Barbe-Bleue en personne. L'on ajoutait, afin d'apeurer les enfants, que des voyageurs imprudents avaient disparu non loin de l'épouvantable forteresse, assurément capturés puis dévorés vivants par l'Ogre et ses hommes, des scélérats de la pire espèce, dont le démon lui-même n'eût point voulu...

La Rose gisait sur la banquette, bâillonnée, le corps brisé de fatigue, et médiocrement couverte de  sa pauvre robe en lambeaux, qui la prémunissait à peine du froid mordant. Ses ravisseurs, qui menaient l'équipage à une allure périlleuse, ne se souciaient point de leur infortunée prisonnière, à laquelle ils ne jetèrent pas même un regard lorsque le carrosse pénétra dans la cour du donjon. Deux hommes gigantesques se précipitèrent pour dételer les chevaux et les emmener dans une bâtisse noire, qui sans doute était une écurie, mais d'où sortaient étonnament des plaintes déchirantes, ce qui rendit à La Rose un peu de ses esprits.

Les brigands mirent lestement pied à terre et traînèrent La Rose après eux sur le pavé, non sans la couvrir des insultes les plus affreuses.

- Allons, marche, bougresse ! maugréa le plus laid tandis que l'autre lui allongeait en ricanant force coups de poing au visage. Leurs yeux semblaient lancer des éclairs dans le crépuscule blafard et La Rose, dont la bouche était emplie d'un linge épais, ne put qu'adresser une supplique muette au Seigneur.

- Mon Dieu ! Prenez pitié de Votre misérable servante, qui va bientôt périr de la main de ces hommes détestables ! pria-t-elle en s'étouffant de sanglots.

Cependant, ils se munirent de mauvaises torches, qui crachaient une fumée âcre, et ils se placèrent de part et d'autre d'une lourde porte de chêne, garnie de ferrures et de clous, qui parut à La Rose plus terrifiante que le seuil des Enfers. Ils ébranlèrent rudement le heurtoir, figurant la gueule de quelque animal de légende, mi-loup, mi-bouc et un grincement épouvantable résonna dans le silence.

- Qui va là ? gronda une voix dure.

- Le Gourdin et Jean sans foi. Voici la marchandise  ! rétorquèrent les brigands.

- Le mot de passe ? reprit la voix d'un ton méfiant.

- Le Bâthory, murmura le plus âgé.

La porte tourna lentement sur ses gonds et La Rose fut précipitée dans un souterrain obscur, dont elle ne vit d'abord que les voûtes suintantes et les parois maculées de suie. Puis, à mesure que les deux hommes la poussaient devant eux, elle commença de distinguer leur physionomie et elle faillit s'évanouir de dégoût. Elle trébucha en hoquetant, bien incapable d'articuler une parole, s'agenouilla humblement et, en gémissant, leva vers eux son doux regard baigné de larmes, espérant ainsi toucher leur cœur et implorer leur pitié. Ils éclatèrent de rire.

- Eh ! Ribaude ! Bougresse ! Foutre, quel caquet ! Cela mérite un rude châtiment ! Nous y pourvoirons ce tantôt, n'aie point de crainte ! s'écrièrent-ils en redoublant leurs infâmes moqueries.

Ils s'enfoncèrent dans le donjon et, après une marche qui parut interminable à La Rose, ils parvinrent à une autre porte, en tous points semblable à la première, hormis le heurtoir qui avait la forme d'un crâne humain. La Rose réprima un cri de terreur en découvrant que de longues traces sanglantes en maculaient la surface. Elle se débattit autant qu'elle le put, mais hélas les deux bandits s'assurèrent d'elle et, en l'assommant presque à force de coups de pieds dans les reins, ils la firent entrer dans un cachot d'une saleté repoussante. Ils la mirent debout au centre de la geôle, puis lui firent lever les bras et l'assujettirent à une énorme chaîne, qui pendait de la voûte. Ils ôtèrent son bâillon et la souffletèrent afin qu'elle criât, de telle manière qu'ils pussent être sûrs qu'elle n'eût point perdu sa langue, ce qui, déclarèrent-ils, leur eût enlevé le loisir de la châtier pour ses plaintes incessantes. Ainsi exposée, La Rose était l'image même de l'infortune, injustement captive de misérables scélérats qui, pour comble de bassesse, lui arrachèrent brutalement son corsage et rirent avec cruauté des jeunes et piquants appâts qu'offrait sa gorge immaculée.

Une fois seule, La Rose sombra dans un violent désespoir et jeta de hauts cris.

- Je suis perdue ! Mon Dieu, mon Dieu ! Secourez-moi, je Vous en supplie ! implora-t-elle en sanglotant.

A sa plus grande surprise, une voix faible répondit à ses lamentations.

- Ah ! Mademoiselle ! Calmez-vous pour l'amour de Dieu ! Vous allez attirer sur nous l'attention de ces monstres, à vous plaindre de la sorte.

La Rose tourna la tête de tous côtés mais ne vit personne.

- Qui est là ? chuchota-t-elle, soudain pleine d'espoir à l'idée de n'être point seule.

- Ma cellule jouxte la vôtre, et je me nomme Justine, expliqua la malheureuse d'une voix étouffée par les larmes.

- Et moi je suis La Rose. Mais où sommes-nous ? Et comment nous évader ?

- Croyez-bien, chère Rose, que le sort le plus funeste vous a conduite jusqu'ici ! Nous sommes au Château de Bâthory et de ses complices, dont le pire, incontestablement, est un monstre abominable nommé Nerf-de-bœuf...

- Ma douce amie, que dites-vous là ?! Ce nom qui m'épouvante... ce lieu détestable ! Comment nous échapper ?... Qui peut nous secourir ? s'exclama La Rose.

- Hélas, Mademoiselle, cela est impossible ! Je fus arrachée à l'amour de mes parents il y a de cela trois mois et, depuis mon arrivée ici, je fus torturée, souillée, affamée de toutes les façons, par ces hommes épouvantables qu'aucun sentiment ne peut émouvoir, qu'aucune pitié n'habite plus et dont le principal dessein est de nous faire périr de souffrance et de chagrin. Pour moi, Mademoiselle, le trépas est l'unique espérance qu'il me reste. Ah ! Dieu de miséricorde ! Pourvu que ce jour fatal ne tarde plus trop !

- Non, Justine, non ! Si ce Bâthory est le chef de tels hommes, lui seul peut nous libérer. Il faut tâcher d'obtenir sa grâce, si nous voulons revoir un jour nos foyers. Je gage qu'il ne pourra demeurer insensible à nos prières ; il est impossible de n'être point touché par l'innocence, par la piété, par la douceur de cœurs comme les nôtres.

- Ah ! Mademoiselle ! Vous sentirez bien assez tôt toute l'horreur du sort que l'on nous réserve, repartit Justine. Vous ne pouvez concevoir la scélératesse des monstres qui nous ont capturées. Quant à ce Bâthory, jamais encore je ne le vis et les malheureuses qui lui ont été présentées, malgré leurs serments, ne parvinrent sans doute jamais à l'émouvoir. En outre, aucune d'entre elles ne revint, après la funeste rencontre; et je crains que ce monstre ne les ait massacrées, en vérité ; car les plus audacieuses d'entre elles, tout comme vous, s'étaient engagées à tâcher de s'enfuir, afin de ramener du secours. Hélas ! Mademoiselle...

Et comme pour donner aux dires de la malheureuse quelque apparence de vérité, des pas menaçants se firent aussitôt entendre, et s'arrêtèrent à la cellule de Justine, dont on ouvrit la porte avec fracas.

- C'est aujourd'hui ton tour, catin ! tonna une voix de l'autre côté du mur.

- Pitié, non ! hurla Justine.

- Marche ! Il est trop tard pour prier, répondit l'homme, alors que le claquement d'un fouet arrachait à l'infortunée Justine des glapissements de douleur.

La Rose demeura seule, à moitié dévêtue, à craindre pour sa vertu, ses jours et son âme; elle se débattit vainement, dans l'espoir de dénouer ses liens. Les heures s'écoulèrent, interminables, tandis que La Rose luttait de toutes ses forces afin de rester debout et de ne se point évanouir, malgré ses cruelles blessures et l'état de faiblesse où elle se trouvait, par suite des mauvais traitements qu'elle avait reçus. De folles spéculations se bousculaient dans son esprit, tant sur le sort qui ne manquerait point d'être le sien, que sur les révélations abominables que lui avait faites la pauvre Justine, avant d'être emmenée par ses geôliers, vers ce qui apparaissait à La Rose comme une mort certaine. Elle ne cessa de prier le Seigneur qu'on ne lui fît point de mal, tout en imaginant les épreuves abominables qui l'attendaient. Fort certainement, dans quelque oubliette non loin de là, une salle de torture devait servir à ces hommes épouvantables, afin d'exiger de leurs infortunées victimes les actes les plus impurs. Elle se représenta un caveau glacial, tout encombré d'instruments terrifiants, à la vue desquels elle succomberait d'effroi. Un antique banc de bois trônerait au centre de la pièce, afin de procéder à la question des accusées; et l'on verrait, sur les fers, le sang noirci des précédents sacrifices. Sur des tables, à portée de caprice, se trouverait quantité de pinces, de lancettes effilées, de férules et de verges. La Rose hoqueta d'épouvante. Elle ferma en vain les yeux, mais d'autres visions l'assaillirent et son trouble se mua progressivement en une délicieuse agitation. Elle se vit enchaînée contre le mur de pierre, les membres écartelés, la figure écrasée sur les moellons humides, les yeux inondés de pleurs; tandis que, sur son dos, s'abattraient les lanières d'un long fouet, garni de minuscules pointes de plomb. Sa peau délicate serait cruellement déchirée; et elle n'aurait plus sur le corps que les lambeaux d'une pauvre chemise toute imbibée de sang. Ses bourreaux la livreraient ensuite aux mains de leur chef; ce redoutable Bâthory, dont le souffle rauque semblait déjà brûler sur ses tempes... La Rose rouvrit les yeux soudain, honteuse de la coupable volupté qu'elle éprouvait à se peindre un tableau si monstrueux. Elle s'anima en poussant de petits cris désespérés :

- Oh non ! non ! non !

Un frisson abominable lui courut alors le long de l'échine. Elle sentit soudain toute l'horreur de sa situation car, privée de ses mains, elle était bien impuissante à se pouvoir soulager des chatouillements exquis qu'elle éprouvait, tandis qu'elle se représentait ces tableaux atroces, que certainement le Démon lui devait inspirer. Elle serra violemment les cuisses, sans que les braises qui excitaient sa luxure ne diminuassent, bien au contraire ; le froid affreux qui mordait sa gorge, ainsi que les cordes qui lui entaillaient les poignets, l'aiguillonnaient davantage et incendiaient son sein d'une rougeur indigne.

- Mon Dieu, mon Dieu ! Par pitié sauvez-moi, s'épouvanta La Rose. Je Vous supplie de me venir en aide, ah ! Mon Dieu ! De grâce !

Mais ses prières n'eurent d'autre effet que d'alerter ses geôliers. La porte du cachot s'ouvrit, et un homme apparut; il se tint à quelques pas de La Rose, qui eut tout le loisir de détailler sa mise. Il était vêtu d'une redingote de soie noire, et de bas de la même couleur; sa chemise était de la plus fine batiste, ornée d'un jabot de dentelle; il portait des souliers à boucles de diamant et tout son air trahissait une noble naissance. Il serrait, dans une de ses mains gantées de chevreau, une dague d'or; il la brandit en direction de La Rose, qui se figura que sa dernière heure était venue.

- Monsieur ! commença-t-elle en sanglotant.

- Mademoiselle, il suffit ! coupa-t-il d'une voix glaciale, en tranchant d'un geste sec les liens qui retenaient La Rose. La malheureuse s'effondra sur le sol, en proie au plus violent paroxysme de terreur et désespoir mêlés.

L'homme inconnu la fit relever par deux brigands qui attendaient respectueusement ses ordres; elle fut placée sur une paillasse de crin, qui se trouvait à l'entrée du cachot, dans un recoin sombre, et au-dessus de laquelle étaient fixés, à même la paroi, de lourds anneaux munis de chaînes. La Rose fut mise aux fers; puis, les geôliers s'étant retirés, l'homme en noir s'assit à son chevet et termina de mettre en pièces les maigres vêtements qu'elle portait encore sur elle, en s'aidant de la dague, non sans l'égratigner cruellement. Il eut un sourire féroce.

- Comment vous nommez-vous, Mademoiselle ?

- La Rose, Monsieur. Pitié, je vous en supplie...

- Je vous ordonne de vous taire !

La Rose ravala ses sanglots du mieux qu'elle le put, car cet homme avait une façon de la dévisager qui lui glaçait les sangs; elle craignait par surcroît qu'il ne la tuât, si elle venait à lui désobéir.

- Je suis le Comte de Bâthory, Mademoiselle La Rose, et vous êtes ici par ma volonté. Votre beauté, votre sagesse, ont été tant de fois vantées en ma présence, que j'ai conçu de faire de vous mon esclave, afin de jouir de vos attraits selon mon gré et mes désirs. Or...

Il s'interrompit de parler un court instant, afin de glisser la lame de la dague sur les flancs et les cuisses de La Rose, dont la peau fragile fut entaillée en cent endroits et se couvrit de perles d'un rouge vermeil, du plus bel effet.

- Or, disais-je, mon premier dessein a cessé de me plaire. Désormais, car je vous découvre encore plus aimable que l'on ne m'en avait instruit, je serais fort enclin à ravager sur-le-champ les temples de vos vertus...  Mais, poursuivit-il perfidement, il m'apparaît que vous n'êtes point aussi vertueuse que ce que mes espions me rapportèrent. Je vis tantôt, dans vous, couver d'impures dispositions, après que Justine ait été livrée à mes palefreniers.

Et, à ces mots, le Comte de Bâthory malaxa les chairs de La Rose, y plongeant le pommeau de sa dague, tandis que la malheureuse résistait de son mieux aux feux qu'il rallumait en ses entrailles.

- Vois ! Catin ! continua le Comte de Bâthory. Une unique caresse suffit à réveiller en toi les plus vils instincts.

- Non, Monsieur, murmura La Rose au supplice. Je vous en conjure, épargnez-moi !

Mais le Comte de Bâthory poursuivit l'implacable torture, arrachant à La Rose des cris de volupté bien involontaires, entrecoupés de larmes de honte, tandis qu'il la considérait avec intérêt. Il fut impossible à La Rose de lui dissimuler bien longtemps le trouble exquis que lui causait la cuisante humiliation d'être maniée de force.

- Ah ! Tes plaintes sont la plus douce musique qui se puisse entendre, petite gueuse, et je ne m'en puis lasser. Allons, chante, catin ! Chante, ribaude, sans quoi je te ferai couper la langue...

Et La Rose, au comble de l'avilissement, ne se contint plus ; elle se livra à son bourreau, cédant jusqu'au délire, franchissant avec fureur les dernières bornes de la débauche, et réclamant de toute son âme la décharge qui soulagerait sa fièvre. Or, au moment même où l'ivresse allait emporter La Rose, le Compte de Bâthory se retira brusquement, alors que l'infortunée victime appelait de tous ses vœux l'accomplissement du forfait.

- En voilà assez, misérable ! déclara le Comte de Bâthory. Je vous défends bien de parvenir à l'ultime degré de la crise. C'est pourquoi il faudra que vous demeurassiez aux fers tout le temps que vous passerez au cachot. Je proscris dès à présent que vous satisfassiez jamais les feux de votre lubricité; cependant je gage que mes ordres ne seraient point suivis, si je ne m'assurais point que l'on trouvât les moyens d'empêcher que vous me désobéissiez; aussi ai-je considéré que des précautions deviendraient forcément nécessaires.

Il tira de son pourpoint un curieux appareil, dont il ceignit les reins de La Rose, de telle sorte qu'elle ne se pût toucher à l'endroit où sa volupté prenait communément naissance, et au fond duquel grondait encore le brasier qu'il venait d'y enflammer.

- Cette mécanique a été conçue pour les catins de votre espèce, Mademoiselle. Autrefois, par prudence, les époux en pourvoyaient leur dame, avant que de s'en aller remplir leurs devoirs militaires. La coutume, tombée en désuétude, a néanmoins conservé quelque utilité, ainsi que l'ont démontré certains hommes de science d'Angleterre, où l'on a pour principe de dresser très fermement les petites débauchées de votre sorte et de leur inculquer, avec la plus grande sévérité, l'obéissance et la retenue.

- Monsieur, je n'en puis plus, se lamenta La Rose. Vous me ferez mourir...

- Sans doute, Mademoiselle, mais à l'avenir il me plaît que vous demeurassiez vertueuse, si cela se peut; et que la vie vous soit pour l'heure la plus raffinée des tortures, déclara le Comte de Bâthory en riant, alors qu'il quittait le cachot.

Une fois sorti, le Comte de Bâthory soupira et il contempla tristement sa dague, dont la pointe portait encore les traces du sang de La Rose, alors que le pommeau, orné de ciselures dorées, exhalait un parfum musqué, qui lui bouleversait l'âme.

- Ah  !  Foutre ! murmura-t-il pensivement, « la bonté n'est jamais qu'une faiblesse dont l'ingratitude et l'impertinence des faibles forcent toujours les honnêtes gens à se repentir. »

Puis il se dirigea vers un autre cachot, où il pénétra brutalement, et d'où bientôt des cris déchirants s'élevèrent, tandis que les geôliers, massés au pertuis, encourageaient leur Maître avec véhémence.



VII. La Rose au supplice

 

Ainsi que l'avait arrêté le Comte Bâthory, La Rose fut gardée au cachot, sans nul espoir de clémence, et continuellement maltraitée par ses geôliers, qui ne manquaient pas de tirer avantage de ses fers pour la tourmenter impunément. Nul cependant ne possédait la clé de l'étrange appareil dont le Comte l'avait affublée, de telle sorte que les agaceries perpétuelles de ses gardiens, bien qu'elles exacerbassent au dernier degré les rêveries dégoûtantes de la malheureuse enfant, ne purent en rien souiller sa vertu, que le Comte avait voulu s'assurer pour lui seul.

Les brigands qui lui portaient sa ration avaient promptement découvert la nature du vice qui corrompait La Rose, et il ne se passa point de jour sans qu'elle ne fût sévèrement fouettée ou battue, ce qui n'avait d'autre dessein, d'après ces méchants hommes, que d'entretenir dans elle le feu impur de sa lubricité.

Le Comte, que de violents sentiments habitaient désormais, vouait à La Rose une ardente passion, et la visitait quotidiennement, afin de jouir d'elle et de procéder à son éducation, car il avait formé le projet de s'en faire aimer, au moyen des ruses les plus affreuses. Considérant en effet que les germes de la débauche couvaient en elle, et que les emportements de son caractère ne pouvaient que la mener aux conduites les plus indignes, le Comte s'efforçait de lui faire abandonner ses principes et sa religion, afin qu'elle se conformât entièrement à ses vues et à l'usage qu'il voulait faire de ses charmes et de sa jeunesse. La Rose, de son côté, se cramponnait aux vestiges de sa pudeur et résistait avec la dernière énergie, ainsi que nous l'allons voir.

Dans la troisième semaine de son enfermement au cachot, La Rose, qui ne manquait aucune occasion de froisser le Comte ni de lui désobéir, se vit condamnée par lui à ne se plus servir de ses mains, jusqu'à ce que la docilité lui fût naturelle et qu'elle acceptât sans réticence les moindres ordres qui lui seraient adressés. Dès lors, elle porta en permanence aux poignets des fers de galérien, que l'on fixa dans les anneaux du mur, et n'eut plus d'autre choix que de recevoir sa nourriture des mains de cet homme qui lui faisait horreur, et dont la vue seule suffisait à lui retourner le cœur de dégoût. Elle supplia longuement qu'on lui fît grâce de cet épouvantable procédé, que le Comte accompagnait à coup sûr de terribles vexations, en lui maniant tour à tour les reins et la gorge; il exigeait par surcroît, pour prix de chaque bouchée, qu'elle blasphémât et se comportât comme une vulgaire fille. Hélas, les supplications de la malheureuse ne furent point entendues, et le Comte, qui s'amusait tout autant de ses plaintes que des humiliations qu'il lui ménageait avec un soin tout particulier, alourdit encore la sentence, en ordonnant que ses yeux fussent bandés, de telle manière qu'elle ne pût prévoir ce qui lui serait offert, que cela fût délectable ou infect.

En outre, chaque soir, le Comte se transportait à son chevet, ôtait la ceinture qu'il lui accordait pour tout vêtement, et procédait au même manège que lors de leur première rencontre, laissant La Rose, pour la nuit, dans une agitation prodigieuse, qui parfois durait jusqu'à l'aube, et lui tirait des cris de désespoir et de honte. Le monstre avait su, au fil des jours, deviner les faiblesses qu'elle dissimulait ; et il était devenu fort habile à lui faire perdre la tête. C'était donc avec une appréhension mortelle que La Rose voyait le crépuscule arriver, sachant les sévices qu'il lui ferait sans nul doute subir.

Un soir, le Comte tarda fort et parut bien après minuit.

- Bonsoir, ma chère, dit-il en pénétrant dans la geôle. J'espère que mon retard vous fit bien souffrir, et que notre charmant rituel vous manque avec assez de violence ; je souhaiterais épargner, aujourd'hui, les cent coups de verges qu'il fallut vous administrer avant-hier, afin que vous nommiez de manière adéquate le siège de vos tourments.

- Hélas, Monsieur le Comte, je vous supplie de ne point m'éprouver davantage ; vous savez parfaitement que je ne puis me résoudre à prononcer de tels blasphèmes, et que seuls les égarements monstrueux dans lesquels vous vous plaisez à me perdre peuvent expliquer l'ignominie de ma conduite. Je prie le Seigneur de pardonner à la misérable que je suis, et j'aspire de toute mon âme à ce qu'Il me délivre de vous.

- Fort bien, maudite fille, puisqu'il n'est point possible de t'inculquer comment désigner cette chose-là, tâchons de voir si nous réussirons à t'entrer quelque science dans ces fondements-ci, continua le Comte tandis que deux brigands, qui étaient entrés avec lui, se saisissaient d'elle et présentaient à leur Maître les reins de La Rose, encore douloureusement marqués des verges dont Nerf-de-bœuf avait usé contre elle.

- Grâce, Monsieur... Ah ! Je vous supplie...

- Eh ! Quoi ! Ne sais-tu pas, catin, que la compassion m'est exécrable; qu'il n'est nulle perversion que je ne satisfasse; et que la souveraineté de l'instinct, seule, dicte mon odieuse conduite ? Devrais-je, selon toi, renoncer à jouir de ce qui m'enflamme et m'électrise si sûrement, s'exclama le Comte, prodigieusement allumé, en maniant la Rose durement, et lui arrachant des cris perçants, à mesure que s'entrouvrait le sentier.

- Monsieur ! Par pitié...

- Tu me rendras raison, pécore, de tes gémissements, poursuivit le Comte en fureur, et puisque tu refuses de te prêter, je ramollirai de force les fondements rétifs de ta dégoûtante religion.

Et, tirant de sa redingote une longue boîte en ébène, il l'ouvrit et présenta à La Rose un objet dont elle ignorait le nom, mais dont le galbe et le relief ne permettaient aucun doute, quant à la destination que le Comte lui réservait.

- Présentez-la, Messieurs, ordonna vivement le Comte, avant de loger dans les reins de la malheureuse l'épouvantable instrument, qui lui causa d'affreuses douleurs et lui tira des torrents de larmes.

Puis, après qu'on l'eût replacée sur sa couche, dans la position qui convenait au Comte pour l'immolation rituelle, la ceinture lui fut ôtée et le Comte Bâthory, dont les regards lubriques erraient aux portes du temple dont il venait de forcer l'entrée, s'occupa aussitôt d'agacer sa victime. Bientôt, La Rose ne pu retenir l'expression du délire qui, immanquablement, reprit possession de ses sens, dès le moment que le Comte eût renouvelé ses pollutions diaboliques.

- Allons, catin, parleras-tu ? s'indigna le Comte tandis que La Rose, qui se contorsionnait sur sa paillasse, serrait les lèvres de toutes ses forces, afin de contenir les soupirs qui oppressaient sa gorge.

- Jamais... Monsieur, répondit à grand' peine la pauvre enfant.

- Soit, Mademoiselle, s'écria-t-il, puisque c'est là votre souhait, je n'ai d'autre devoir que de le promptement satisfaire.

Et, disant ces mots, il cessa brutalement ses flatteries; puis il retira d'entre les cuisses de La Rose le gant qu'il portait à la main droite, encore tout souillé des preuves de la coupable jouissance qu'il imposait à l'infortunée prisonnière; il l'ôta lentement et lui en fit un bâillon. Il lui déclara alors, avec un rire féroce, que cette seule nourriture lui devrait suffire désormais; qu'il l'allait livrer, dès la semaine suivante, à ses palefreniers; et qu'enfin il donnerait des ordres, de sorte qu'ils fissent d'elle ce qu'elle refusait sottement d'être : une immonde putain. Les geôliers, sur son ordre, assujettirent l'horrible ceinture, sans toutefois la libérer du dard qui l'écartelait chaque seconde davantage. Elle sanglota de plus belle et jeta au Comte les regards les plus touchants. Mais il se prit à rire avec cruauté, et il sortit.

Le lendemain, à l'aube, La Rose eut un étonnement prodigieux, lorsqu'elle s'éveilla dans une chambre inconnue, délicieusement équipée, et où flambait un bon feu. Elle s'aperçut avec surprise qu'on l'avait vêtue de la façon la plus charmante, et que ses membres meurtris avaient été baignés et pansés. Elle se redressa, contemplant d'un air stupéfait le lit à la Turque où elle avait été portée, et, tout autour d'elle, les meubles d'un goût exquis, dont jamais encore elle n'avait vu de semblables.

La malheureuse enfant, après tout ce qu'elle venait de subir dans son détestable séjour sous-terrain, fondit aussitôt en larmes. Elle s'agenouilla et, joignant ses petites mains blanches, elle entreprit de prier avec ferveur, afin de remercier Dieu de l'avoir soustraite à ces monstres. Or, son mouvement fut considérablement gêné par la ceinture, que le Comte Bâthory avait ordonné qu'elle portât en permanence, et qu'elle avait toujours autour des reins. Il lui apparut qu'elle n'avait nullement échappé à la scélératesse de ces monstres, puisque l'affreux équipement la déshonorait toujours, et que seule une ruse cruelle pouvait expliquer le riche appartement où elle se trouvait pour l'heure.

À cet instant, le Comte entra, suivi d'une femme de chambre, et il se précipita sur La Rose, avec un sourire plein de bonté.


- Mademoiselle, vous voilà remise de votre commotion ! s'exclama-t-il en la serrant contre son cœur.

- Monsieur ? balbutia La Rose dont le saisissement était impossible à peindre.

- Ne craignez rien, ma chère douce, poursuivit-il, votre évanouissement fut sans doute provoqué par la violence des sévices que vous endurâtes au cachot. Mon chirurgien a pris grand soin de vous, après que vous eûtes perdu connaissance, et il m'assure que le repos que vous prîtes, durant les quelques jours où vous demeurâtes alitée, ont permis de vous entièrement rétablir. Je suis fort aise que vous ayez recouvré quelques forces.

- Mais Monsieur ! s'étonna La Rose, je n'entends rien à vos propos. Vous me fîtes jeter au cachot, vous vous y livrâtes à vos détestables procédés, vous m'affamâtes, puis vous me souillâtes de la plus épouvantable façon ! Qu'est-ce que ceci ? Expliquez-vous, de grâce... supplia-t-elle en se tordant les mains.

- Hélas, Mademoiselle ! Je vous fis souffrir il est vrai, et croyez que je sens profondément toute l'ignominie de ma conduite envers vous ; je n'aurai désormais d'autre dessein que de vous prodiguer les marques de mes sentiments les plus tendres, et je tâcherai d'adoucir, par tous les moyens, le souvenir des épreuves terribles que vous traversâtes par ma faute.

Cruel homme ! repartit La Rose, vos fourberies continuelles ne cesseront-elles point ? Je ne conçois que trop toute l'horreur du sort qui est le mien ! Hé quoi, Monsieur !? Quel démon vous inspire de me vouloir éblouir par de feintes promesses; pour ensuite briser, lors de vos épisodes abominables, le fol espoir que je conserve de sauvegarder les ultimes vertus que je possédasse encore !?

- Non point, ma Chère Rose, fit le Comte d'une voix prodigieusement émue, et puisqu'il me faut avouer la nature des sentiments que je vous porte, sachez que l'adoration que j'ai pour vous déterminera dorénavant le moindre de mes actes. Ah ! je suis bien malheureux en vérité, car je vous aime, et que je ne puis défaire les scélératesses dont vous fûtes la victime innocente. Je vous en supplie, mon aimée... fit-il en se jetant à ses pieds, pardonnez au misérable qui sacrifierait sa vie afin d'effacer le souvenir de vos tourments !

- Monsieur ! dit La Rose, qui se désespérait, ne sachant quelle contenance prendre, ah ! Monsieur ! Vous avez juré de me faire perdre l'esprit !

- Non, ma douce Rose, non ! Je vous fais le serment de vous servir toujours; et je saurai vous prouver, à force de prévenance, que mes sentiments sont les plus sincères et les plus certains qui se puissent éprouver jamais. Ordonnez, et vous serez obéie.

La Rose demeura longuement silencieuse, tandis que le Comte, qui était toujours à ses pieds, levait vers elle des regards affables, que trempaient de touchantes larmes de repentir.

- Alors, Monsieur, voici ma sentence, déclara La Rose d'un ton ferme. J'ordonne que vous m'ôtiez cet équipement qui m'outrage, et que vous sortiez immédiatement d'ici.

- Ah ! Cruelle ! se lamenta le Comte. Cependant, je tiendrai parole... puisque ce sont vos désirs, je m'incline.

Il tira la clé de la poche de son gilet et s'exécuta, avec une infinie délicatesse. Puis, ayant pris congé d'une façon fort civile, il disparut.

L'on imagine la confusion dans laquelle se trouvait La Rose, après que l'horrible Bâthory lui ait tenu d'aussi curieux discours. Elle ne savait quel parti prendre, et, s'étant jetée en travers d'une chaise longue, elle s'épouvanta soudain.

- Quel malheur est le mien ! soupira-t-elle, où irai-je ? Que devenir ? Hélas, dans mon état, déshonorée, souillée, à quel bonheur puis-je encore prétendre ? Ah ! Mon Dieu ! je Vous supplie de me venir en aide... sanglota-t-elle, tandis que des larmes brûlantes mouillaient ses bras et sa gorge.

À mesure que sa crise de désespoir grandissait, et que La Rose, qui se tordait d'affliction, mettait dans sa mise un touchant désordre, les blessures encore fraîches, laissées à ses reins et à ses cuisses par le fouet et les verges, se rallumèrent brusquement. La Rose, bien qu'elle sût toute l'inutilité de l'entreprise, voulut néanmoins baigner ses membres douloureux dans un peu d'eau fraîche, mêlée d'extrait de tilleul. Avec quel insuccès, hélas ! À peine eut-elle ôté sa chemise et aspergé ses reins, que la fièvre la reprit brutalement. Elle tomba à demi pâmée, et, fermant les yeux, posa les doigts sur la chair délicate que le Comte avait polluée tous les soirs, pendant de longues semaines. D'horribles remémorations troublèrent sa conscience, tandis qu'elle cédait graduellement à l'abjection d'attouchements immodestes ; elle se peignit en détail la geôle où les brigands l'avaient odieusement souillée, ainsi que leur figure ignoble ; elle crut même entendre distinctement leurs imprécations et leurs blasphèmes ; et, sur tout son corps, qui s'était mué en une sorte de brasier, elle sentit passer comme un frisson brûlant, en tous points semblable à la morsure atroce de leurs verges et de leurs fouets. Mais, malgré toute l'application qu'elle mit à se satisfaire, ses sens irrités ne la purent mener à la décharge, qu'elle espérait pourtant avec une vive impatience. Ses membres furent bientôt brisés par la violence des tremblements qui l'agitaient, sans que la malheureuse ne parvînt seulement à déterminer la crise finale. Au bout d'une demi-heure, l'infortunée, dont l'acharnement ne parvenait qu'à augmenter les fureurs, se trouva dans un tel état de démence que l'on aurait pu la reconnaître. Sur sa face enflammée, dont les traits crispés trahissaient à la fois la douleur et la lubricité, une sueur abondante luisait d'un reflet diabolique, et elle s'était mise à grogner, d'une voix entrecoupée par les jurements les plus abjects.

Lorsque enfin elle renonça, sans être le moins du monde soulagée, elle fut prise d'un profond désespoir, et elle se mit à sangloter avec véhémence, en proie à un tourment terrible.

- Mon Dieu ! Je suis perdue... Ah ! Misérable ! Ah ! Infâme créature, dont le vice et la débauche ont corrompu l'âme et le cœur ! Vois, malheureuse, quelle est ta déchéance ! ... La mort seule, sans doute, pourrait te délivrer... Eh ! Comment ! Il faudra vivre ! ... Mon Dieu ! Par pitié... Pardonnez à Votre indigne servante... Accordez-moi la force de rejoindre les rives vertueuses dont je me suis coupablement éloignée...

Soudain La Rose, dont l'esprit était toujours assailli par les pires visions, poussa des cris déchirants.

- Seigneur ! Pardonnez-moi ! Ah ! Je ne désire rien d'autre que d'être à nouveau fouettée et souillée comme je le fus au cachot... Ah ! Que je souffre ! ... Quels supplices... Je vais périr...

Mais, malgré toute la ferveur qu'elle mit à implorer la clémence divine, La Rose ne reçut aucun secours, et elle finit par sombrer dans une profonde mélancolie, qui dura tout le jour.

 

VIII. Un Maître de chant

 

Le soir venu, le Comte, qui l'avait fait prier à souper, fut fort désappointé du refus qu'elle lui opposa. Il lui fit porter son repas dans ses appartements, accompagnés d'une lettre singulière, la priant de ne lui point tenir rigueur du traitement indigne auquel il l'avait condamnée, et de considérer qu'elle détenait désormais le pouvoir de faire son malheur ou sa fortune. Il lui offrait en outre son nom, son titre et tous ses biens, pourvu qu'elle acceptât qu'il la prisse pour épouse, et qu'elle considérât la dette éternelle qu'il avait envers elle comme une assurance absolue de son indéfectible dévouement. Il terminait en lui jurant de se ranger à sa décision, quelle qu'elle fût, et de la traiter à l'avenir avec toute la déférence et tout le respect qui lui étaient dus.

La Rose, dont l'abattement n'entamait pas la détermination, fit répondre au Comte qu'elle ne consentirait à aucun prix.

Le Comte Bâthory reçut le verdict de La Rose avec une telle rage, qu'il demeura plus de trois jours sans manger ni boire. Il fit mander l'Abbé des Épines, afin d'obtenir légalement la main de sa pupille ; or, bien que ses émissaires le cherchassent dans tout le royaume, le brave Abbé ne se put trouver, car, depuis l'enlèvement de La Rose, jamais il n'avait reparu au presbytère et ses amis, dont l'inquiétude était vive, étaient sans nouvelles de lui depuis de longues semaines. Le dernier fidèle dont l'Abbé avait recueilli la confession était mort peu de temps après son départ, et, malgré les fouilles les plus minutieuses, nul trace du saint homme ne se put trouver.

La Rose avait appris la disparition de son tuteur avec une indifférence extrême : depuis sa sortie du cachot, elle avait sombré dans un silence obstiné, et l'on ne semblait plus pouvoir obtenir d'elle la moindre parole. Tout au plus hochait-elle légèrement de la tête, lorsque les domestiques s'adressaient à elle ; quant au Comte, elle l'ignorait avec une froideur lasse et ne semblait s'apercevoir de rien, lorsqu'il advenait qu'il lui parlât ou lui serrât les mains avec tendresse. Cet homme inflexible, persuadé que sa victime lui tenait encore rigueur des tortures qu'il avait ordonnées,  redoublait de soins et d'attentions, dans l'espoir d'obtenir le pardon de la pauvre suppliciée et de la déterminer à l'hymen. À cette fin, il la couvrait de présents magnifiques; les meilleurs artisans avaient été engagés en vue que l'on satisfît à ses moindres caprices; les appartements qui lui avaient été réservés étincelaient d'or et de cristal; les meilleures couturières s'activaient nuit et jour à lui confectionner les robes les plus somptueuses que l'on pût voir; les joailliers les plus habiles avaient ordre d'exaucer ses plus coûteux souhaits; et l'on avait fait venir d'Italie, spécialement pour elle, un Maître Queux dont l'art était réputé dans toutes les cours d'Europe. Hélas, La Rose dédaignait les présents; elle passait ses journées assise au coin du feu, dans un cabriolet tendu de soie noire; elle refusait de porter les précieuses robes, les riches bijoux et les perruques poudrées que lui présentaient ses femmes; elle ne touchait point aux mets délicats qui lui étaient servis et, pour toute occupation, elle chiffrait son linge, avec une résignation muette, qui serrait le cœur de ses gens.

Le Comte Bâthory, très préoccupé par la mélancolie de La Rose, décida qu'il la fallait divertir à tout prix. Il ordonna que l'on plaçât auprès d'elle un Maître de chant qui lui était lointainement apparenté, et dont l'on parlait à la Cour comme étant le plus talentueux et le plus honnête homme qui se pût employer. Son enseignement avait, disait-on, rendu à la Dauphine l'appétit et la joie de vivre, après que le défunt Roy ait quitté ce monde. C'est ainsi que le Comte se rendit un beau matin auprès de La Rose, afin de lui annoncer l'arrangement qu'il avait prit pour elle.

- Mademoiselle, dit-il en lui baisant la main, j'ai grand peine à vous voir si chagrine, et j'ai formé le dessein de vous divertir...

La Rose se laissa saluer sans dire un mot, ni même lever les yeux de son ouvrage.

- Si vous le permettez, j'aimerais introduire auprès de vous un jeune Maître de chant fort honnête ; il se trouve ici, dans votre antichambre, et s'est déplacé de Paris, afin de vous instruire.

Les lèvres pâles de La Rose se contractèrent légèrement, mais elle n'interrompit point le travail délicat qui l'occupait.

- Ne sourirez-vous point, ma chère amie ? demanda le Comte d'une voix triste.

Mais La Rose demeura muette et sombre.

- Fort bien, Mademoiselle, soupira le Comte, j'irai donc informer Monsieur le Chevalier de Saint-Loup que vous ne le désirez point recevoir.

La Rose, saisie de stupeur, se leva d'un bond et, lâchant son ouvrage, elle se précipita pour retenir le Comte par le revers de son habit.

- Ah ! Monsieur ! Pardonnez, je vous en prie, la rigueur et la noirceur de mon tempérament. J'ai tant souffert, Monsieur... gémit-elle.

- C'est à moi, ma douce amie, d'être pardonné de vous ! s'exclama le Comte, auquel l'emportement soudain de La Rose avait causé une émotion très forte.

Il lui prit les mains et les baisa follement, avec un empressement maladroit, qui trahissait l'extrême violence de sa flamme et de sa félicité. La Rose, de son côté, ne parvenait à contenir son trouble qu'au prix d'efforts considérables, et elle craignait que le Comte ne s'aperçût de l'extrême agitation que lui inspirait cette prodigieuse nouvelle.

- J'ai de grands torts envers votre bonté, Monsieur, répondit humblement La Rose, et je tâcherai désormais de vous mieux rendre justice des tendres soins et de l'amitié sincère dont vous avez fait preuve... même si... non ! non ! oublions ces épreuves terribles et rendons grâce au Ciel d'avoir permis que nos égarements cessent et que nos cœurs s'ouvrent à la vertu et à l'honnêteté. J'accepte de recevoir les leçons de ce Monsieur de Saint-Loup, puisque vous sembler y attacher quelque prix, mais je pose à cela une seule condition.

- Parlez, chère amie, et vous serez exaucée sur-le-champ, répondit le Comte.

- Je souhaite vous faire la surprise, Cher Comte, des progrès que j'accomplirai en cette matière dont j'ignore tout, et dans laquelle, sans doute, je ne pourrais nullement m'améliorer, si vous assistiez à mes premiers balbutiements. Permettriez-vous que je prisse mes leçons sans témoin ? murmura La Rose, qui s'était agenouillée devant lui et dont les doux yeux étaient baignés de larmes.

- Ah ! Mademoiselle ! ne pleurez point... je conçois votre embarras et votre timidité, aussi n'exigerai-je d'autre assurance que celle de vous savoir heureuse de ce projet. Consentez-vous de votre plein gré, ma tendre amie ? s'inquiéta le Comte.

- Soyez assuré, Monsieur, que rien ne me ravirait davantage.

- Dans ce cas, permettez que je prenne congé de vous, charmante élève, déclara le Comte, en s'inclinant profondément.

Le Comte sortit, La Rose se jeta dans une bergère, en proie aux spéculations les plus folles. La présence inespérée du Chevalier de Saint-Loup au château, et les circonstances étonnantes dans lesquelles leur deuxième rencontre allait se dérouler, lui causaient un vertige infiniment plaisant. Lorsque le Chevalier fut annoncé, La Rose, qui s'était rajustée en toute hâte, couru à sa rencontre et l'accueillit avec la plus grande obligeance.

- Quelle heureuse surprise, Mademoiselle La Rose ! s'écria le Chevalier. Par quel favorable accident  vous trouvez-vous en ces lieux ?

- C'est que... C'est que... Monsieur le Comte me presse de l'épouser... et qu'il ne serait point convenable que je restasse seule au Presbytère... car mon tuteur, l'Abbé des Épines, a disparu durant mon séjour à l'Abbaye...

- En vérité, Mademoiselle, voilà qui est inouï ! Vous désiriez pourtant vous retirer au couvent, s'il m'en souvient bien ?

- Assurément, Monsieur, j'en formai le projet jadis, mais il m'apparut bientôt que cet engagement, quoique fort glorieux, n'eût pu convenir à mon tempérament.

- Je vous prie, Mademoiselle, de me faire en détail l'exposé de cette singulière affaire.

- Hélas, Monsieur, la bienséance défend que je vous en fisse le récit, repartit La Rose en rougissant.

- Ces choses, cependant, vous ne les pourrez dissimuler, car il n'est nul épisode dont je ne fusse informé, sachez-le, poursuivit le Chevalier en souriant d'un air fin.

- Ah ! Chevalier ! Je n'entends aucunement ce que vous dites et... Monsieur... de grâce...  j'étouffe... balbutia La Rose,  tandis que le Chevalier, se précipitant,  la recevait à demi-pâmée dans les bras.

- Mademoiselle, pourquoi feindre ? Songez que Monsieur le Comte est mon parent; que je fus instruit dès avant mon départ pour sa terre des prodigieuses circonstances de votre captivité et de votre délivrance; et que par surcroît je n'ignore rien de votre tempérament, dont les excès ont mis ma soeur de Notre-Dame des Bois dans une fureur épouvantable.

La Rose leva sur le Chevalier ses beaux yeux baignés de larmes et elle poussa un soupir déchirant.

- Hélas, Monsieur, quel malheur fut le mien de dédaigner vos sages conseils ! Me voici la plus malheureuse et la plus désespérée des créatures ! gémit-elle.

- Allons, Chère Mademoiselle, séchez vos pleurs. Ne serez-vous point très bientôt mariée et titrée ?

- Ah ! Grands Dieux ! Cela est horriblement vrai, Chevalier, puisqu'il a fallu que je fusse tout d'abord déshonorée; me reste-t-il d'autre parti que celui de l'hymen avec le monstre qui me précipita dans la débauche ?!

- Mais, Mademoiselle, vous en avez mille autres !

- Comment cela, Monsieur ?

- Vous pourriez fuir, répondit le Chevalier d'un air plein de componction.

- Fuir ?! Mais où cela, par quels moyens, et seule, et sans soutien ?

- Certes, Mademoiselle, l'aventure est risquée. Mais ne le serait-elle point davantage, si vous restiez et que vous fussiez unie à un homme détestable et que vous haïssez ?

La Rose, à ces mots, parut hésiter.

- Je vois dans votre physionomie qu'il n'est peut-être point l'homme détestable que vous vous plaisez à me peindre, fit le Chevalier en serrant affectueusement la main de la Rose dans la sienne.

- Monsieur, vous moqueriez-vous !? Ah ! Pauvre infortunée ! Me serait-il possible de ne point haïr un tel monstre ?!

- Ah ! Fi ! Mademoiselle ! Une pauvre infortunée telle que vous...

- Pauvre infortunée, en vérité, Monsieur !... l'interrompit la Rose en lui jetant un long regard. Il serait vain de cacher que les sentiments qui m'animent, s'ils sont tendres, ont un tout autre objet que le Comte...

Le Chevalier se pencha vers la Rose et lui adressa un charmant sourire.

- Songez pourtant, Chère Mademoiselle, que je ne puis satisfaire aux violentes aspirations de votre tempérament. Qu'adviendrait-il de votre amant, s'il n'avait point les penchants particuliers qui vous menèrent en ce lieu-ci ?

- Las, Monsieur, je suis une misérable ! Seule une vie d'expiation pourrait racheter mon inconduite !

- Voilà un projet fort digne de votre noble âme; j''y consens fort volontiers, douce enfant; à une seule condition cependant, repartit le Chevalier en s'approchant encore de la Rose, de telle manière qu'elle pût sentir sur sa joue le souffle tiède de son haleine.

- Monsieur, parlez ! Quel que soit votre ordre, je vous assure que vous serez obéi ! s'exclama vivement la Rose.

- Et bien le voici : consentez à l'hymen avec le Comte.

La Rose resta tout interdite.

- Comment, Monsieur ?! Auriez-vous la cruauté de vous moquer de moi !?

- Voyons, Chère Amante, ne comprends-tu donc point qu'un hymen ne fut jamais un obstacle sérieux à deux cœurs épris l'un de l'autre ? Qui, mieux que mon cousin le Comte, saura combler ta folle inclination aux humiliations et aux sévices ? Qui, mieux que moi, baignera tes chairs meurtries et séchera tes pleurs sous les baisers les plus tendres et les plus respectueux ?

La Rose écarquilla les yeux.

- Ah ! Monsieur ! Vous me ferez perdre la raison ! Quels sophismes ! Quels horribles préceptes !

- Non point, Mademoiselle. Mais l'amour le plus sincère, le plus honnête et le plus raisonnable. Voilà ce qui nous habite, le Comte et moi. Nous avons conçu de vous rendre parfaitement heureuse et de combler tous vos vœux. Allons, cruelle, refuserez-vous toujours ? Romprez-vous votre promesse de m'obéir quel que soit mon ordre ?

Et le Chevalier, qui tenait la Rose serrée contre lui, posa sur ses lèvres un ardent baiser. La Rose, vaincue, s'abandonna à l'étreinte en versant de doux pleurs.

- Je me soumets, Monsieur, souffla-t-elle avant de se pâmer dans les bras du Chevalier.

Immédiatement, le Chevalier de Saint-Loup vola dans les appartements du Comte et l'informa du consentement de La Rose.



IX. L'hymen

 

Le lendemain, les noces du Comte Bâthory et de la Rose furent célébrées avec un apparat princier. Les femmes de la Rose l'avaient vêtue avec une extrême magnificence : sa robe à panier, taillée dans une soie de Lyon du plus grand prix, avait été toute ornée de perles, de diamants et de roses. Le Comte avait exigé qu'elle portât les pierreries dont il lui avait fait le présent le matin même, ainsi qu'un devant de corsage tout chamarré d'or et d'argent. Jamais la Rose n'avait connu tant de splendeurs mais, lorsque l'heure de se rendre à la chapelle du château sonna, elle eut toutes les peines du monde à surmonter sa réticence et à se laisser conduire à l'autel au bras du Comte. Les témoins que le Comte avait choisis la dévisagèrent avec curiosité dès son entrée dans le chœur, avec une insistance telle que la Rose crût périr de honte. Il lui sembla que nul n'ignorait les circonstances prodigieuses qui avaient présidé à son union et le rouge de l'infamie lui monta aussitôt à la face. Le Chevalier était par surcroît au nombre des témoins, ce qui ne laissa point de lui causer une vive contrariété. Elle se laissa choir à genoux sur le prie-Dieu, tandis que l'abbé désigné pour l'office la considérait avec un dédain non dissimulé. Le Comte, debout à ses côtés, paraissait absent à tout. La Rose était oppressée de la plus horrible manière, tant par le corsage qui lui broyait les chairs que par l'abjection que lui inspirait son union avec le Comte. Hélas, l'hymen s'accomplit et il fallut que la Rose sortît de la Chapelle au son d'une volée de cloches, qui contrastaient absolument avec l'extrême douleur dont elle sentait les aiguillons, sous son sein meurtri par le busc.

Une fête somptueuse suivit le mariage et il fallut encore paraître au banquet, sous les lambris du salon d'apparat et le feu des regards d'une centaine de convives.  La Rose était en proie à un terrible accablement; elle toucha du bout des lèvres aux vinx et aux mets qui lui étaient présentés; tandis que le Comte et le Chevalier, de fort belle humeur, conversaient avec la plus extrême amabilité, se jurant l'amitié la plus honnête, la loyauté la plus indéfectible, et se promettant de ne se point séparer à l'avenir. La Rose sentit sa gorge se serrer lorsqu'elle s'aperçut qu'ils ne l'avaient point quittée du regard de tout le repas, et que la figure du Comte semblait soudainement s'allumer des feux de la lubricité, à mesure que la pâleur de sa jeune épousée allait croissant. Le jour était déjà fort avancé lorsque le Comte se leva brusquement et prit la parole en ces termes :

- Mes chers et loyaux amis, nous fûmes, Madame la Comtesse et moi-même, profondément touchés par votre présence en ce jour de nos noces, déclara-t-il d'une voix sonore, non sans appuyer le titre de Comtesse avec un sourire plein de malice à l'attention du Chevalier. Souffrez toutefois que nous prenions quelque repos avant d'ouvrir le bal ce tantôt, car ma tendre épouse est un peu lasse des douces émotions qu'elle vient d'éprouver.

Chacun se récria, adressant aux époux les salutations les plus civiles. Le Comte, se levant et saisissant la Rose au bras d'une poigne de fer, se tourna vers le Chevalier; puis, baissant quelque peu la voix, il lui souffla dans l'oreille :

- Vous voudrez bien me rejoindre dans mes appartements, mon Cher Chevalier, car il est une affaire de la plus grande importance dont je souhaiterais m'entretenir avec vous, sans plus tarder.

Le Chevalier s'inclina respectueusement devant le Comte et répondit :

- Accéder à vos souhaits, mon Cher Comte, quoi de plus naturel et de plus délicieux ?

La Rose, en proie aux plus vives alarmes, n'eut d'autre choix que de suivre le terrible Comte de Bâthory, qui la considérait avec un cruel intérêt. La jeune épouse, à l'heure fatidique du sacrifice de sa fleur, et dans l'impuissance qu'elle était à se soustraire aux terribles procédés dont le Comte ne manquerait point d'user avec elle, ne put soutenir l'épouvante que lui causaient ses supplices à venir et tomba, à moitié morte, dans les bras du Chevalier. Le Comte sourit et s'écria :

- Baste ! Ne vous l'avais-je point annoncé, mon Cher Saint-Loup, que la coquine nous ferait immanquablement un tour de son invention ? Tout cela n'est rien, au demeurant; j'ai chez moi certaine liqueur de bohémien qui rendra bientôt ses sens à cette intéressante petite créature.

Ils pressèrent le pas et furent promptement rendus dans les appartements du Comte, dont la splendeur et la magnificence fit au Chevalier une prodigieuse impression. Ils portèrent la Rose sur une ottomane et l'y délacèrent, tandis que le Comte, lui pressant sur le visage un mouchoir imbibé d'une potion nauséabonde, la souffletait méchamment. Elle revint à elle et se mit aussitôt à sangloter, en se jetant aux pieds de son époux.

- Grâce, Monsieur ! Que les liens sacrés qui nous lient désormais retiennent ce bras chargé de courroux ! Songez que... s'écria-t-elle d'une voix tremblante.

- Madame, il suffit ! Vos pleurs ne m'émeuvent point; vous le savez. J'ai patiemment attendu ce jour de triomphe; vous m'appartenez; prêtez-vous librement; ou soyez assurée que nulle humiliation ne vous sera épargnée.

La Rose, au comble de l'horreur, poussa des plaintes amères et tenta, en levant ses beaux yeux baignés de larmes, de fléchir l'inflexible résolution du Comte. Las ! Rien n'y fit, car le Comte, bien qu'il ait su se montrer de la plus grande honnêteté tout le temps qu'avaient duré les refus de La Rose, avait secrètement forgé un infâme projet, dont il ne voulait en rien retarder l'exécution.

- Allons, catin, il n'est plus temps de gémir. Debout, prends ton office ! tonna-t-il, les yeux soudainement illuminés de convoitise.

- Ah ! Monsieur ! Je n'entends aucunement ce que vous dites et... Monsieur... de grâce... vous me pressez trop... j'étouffe... gémit La Rose tandis que le Comte la traînait après lui jusqu'à sa couche, sur laquelle il la précipita, avant de l'enfourcher lestement.

Le Chevalier, qui s'était fort prestement jeté sur l'ottomane, suivit la scène des yeux avec un fin sourire. La Rose, se tournant vers lui, le supplia d'une voix mourante :

- À moi ! À moi ! Chevalier ! Par pitié, secourez la pauvre Rose !

Le Comte, lui arrachant sa robe, la mit en pièces, tandis qu'il l'empêchait d'appeler, en écrasant ses lèvres sous les siennes.

- Ah ! Comme vous y allez, Madame ! Après que vous ayez montré les pires dispositions pour le vice et la débauche... songez, déclara-t-il en lacérant sauvagement sa chemise, que les brigands qui vous enlevèrent autrefois sur mon ordre sont fidèles à la Police du Roy, dont ils accomplissent communément les basses besognes, et que vos exploits au cachot ont été publiés partout à Paris. Or il se trouve, La Rose, que je suis fort friand des gourgandines, et que votre présente disgrâce allume en moi un féroce appétit.

- Grâce ! Pitié ! protesta plus faiblement La Rose, qui goûtait avec délices aux rudesses dont elle était depuis si longtemps privée, et dont les voluptés terribles, bien qu'elle tentât de son mieux d'en dissimuler les effets, allumèrent bientôt en elle un feu dévorant de lubricité contenue.

- Catin ! Misérable ! grondait le Comte en meurtrissant la gorge et les bras de La Rose, qui tentait de s'échapper avec une feinte horreur.

- Il est vrai, Monsieur, que mon inconduite... ma scélératesse... ahe ! ... ne se peuvent... excuser et que... ahe ! ... je... je...

- Votre complainte, Madame, manque encore d'assurance. Il faudra vous efforcer de corriger ce contre-ut, et ce la ! se moqua le Chevalier, qui les avait rejoints sur la couche du Comte, et qui se mit immédiatement à couvrir la rétive d'une pluie de soufflets, dirigés sur les reins et les cuisses, tandis qu'il ôtait ses habits et faisait apparaître un serpent monstrueux, convulsé et d'un pourtour considérable, qu'il dirigea aussitôt vers le temple que le Comte avait autrefois profané chez elle, à l'aide d'une mécanique taillée dans l'ivoire et en tous points semblables, fors la teinte, au membre du Chevalier.

- Ciel ! Chevalier ! Je ne puis soutenir cet assaut ! Non ! se lamenta La Rose, lorsqu'il se présenta au pertuis.


Mais le Chevalier, sans s'émouvoir le moins du monde, redoubla de brutalité et s'engagea, secondé par le Comte, qui, pour s'assurer de La Rose, l'avait saisie aux cheveux, et la couvrait d'invectives et de coups.

- Je pénétrerai céans, Madame, dussé-je à cette fin vous mettre en charpie ! tonna le Chevalier.

- Oh ! Non ! Non ! Non ! s'épouvanta la malheureuse, que ses douleurs atroces, qui lui tiraient des cris déchirants, plongèrent promptement dans une fièvre démente de jouissance et de désespoir.

Le Chevalier atteignit au but avec un rugissement de fauve, et se mit aussitôt à s'activer, tenant d'une main La Rose à la taille, et, de l'autre, fouissant dans les chairs épanouies, les pétrissant, les polluant, si bien qu'il détermina chez elle une frénésie entièrement nouvelle, d'une violence inconcevable, qui s'accrut jusqu'aux derniers degrés du délire.

- Quel séjour, Foutre-Dieu ! jurait-il. De ma vie, assurément, je ne connus croupe mieux faite !

La Rose, éperdue, se tordait les mains et sanglotait, jouissant et souffrant tout ensemble, et dans une telle agitation qu'elle en avait perdu la faculté de parler.

- Enfin !  Catin ! Tu déchargeras, tandis que j'arrive... je ne puis contenir davantage... foutre ! Ah ! Jamais je n'éprouvai semblable ivresse... écuma le Chevalier.

Et La Rose, dont les hurlements avaient été prudemment étouffés dans les draps par le Comte, se jeta à son cou en le couvrant de pleurs, incapable, dans le désordre affreux de ses sens, de lui prouver autrement son infinie reconnaissance. Cependant le Comte semblait se trouver dans un courroux terrible.

- Mon Cher Saint-Loup, commença-t-il fort poliment, n'êtes-vous point d'avis que les charmes de Madame mon épouse sont d'un piquant et d'une grâce inouïs ? Je suis fort aise, par surcroît, que l'affaire extrêmement délicate, dont vous seul pouviez, à ce qu'il me semble, régler l'issue, se soit par vos soins diligents si merveilleusement conclue.

- Je suis aux ordres de Monsieur le Comte, répondit le Chevalier en s'inclinant respectueusement, tandis qu'il se saisissait brusquement de la Rose et lui pinçait habilement les tétins.

- Vous m'en croirez, cependant : cette créature détestable, dont l'inconduite est inimaginable, et qui néanmoins refuse de se vouloir corriger, quels que fussent les châtiments dont je la puisse menacer, déclara froidement le Comte, et bien qu'elle soit mon épouse devant Dieu, ne mérite toutefois ni pitié ni commisération d'aucune sorte.

Il s'empara de La Rose par le cou et la plaça rudement devant lui, ce qui fit saillir sa gorge éblouissante, tout en lui arrachant un cri de détresse.

Le Chevalier considéra la malheureuse un court instant, avec des regards qui trahissaient aisément la fièvre que ces intéressants appâts éveillaient en lui, puis il s'inclina de nouveau.

- Monsieur, je conçois sans peine votre irritation. Soyez assuré que je sois près de la partager, car il m'apparaît que cette fille ne manque ni de vice ni de rouerie.

- Précisément, Cher Saint-Loup, il entrait dans mes vues que vous fussiez l'outil nécessaire, grâce auquel nous allions tâcher d'inculquer quelque obéissance à cette petite misérable, ricana le Comte, alors qu'il jetait La Rose à terre et l'empoignait par les cheveux, afin qu'elle demeurât agenouillée et qu'il la pût contraindre à réaliser ce qu'il attendait d'elle.  Allons, catin ! poursuivit-il, rendez-nous humblement l'hommage que vous me refusâtes si communément, lorsque vous étiez aux fers; sans quoi vous serez condamnée à nous suivre dans les bois, où nous vous livrerons, nue et enchaînée, aux palefrois que j'eus la sagesse d'acquérir hier, en vue de vos caprices.

- Monsieur, de grâce, épargnez-moi ! Je ne puis me résoudre à me prêter à ce détestable office auprès de vous et de Monsieur le Chevalier ! Je vous supplie de pardonner mon refus ... de l'oublier... car... je... ah ! misérable ! par quels outrages ne faudra-t-il point que je sois souillée ? ... je m'incline, Monsieur, pourvu que vous soyez le seul à m'immoler de la sorte ! se lamenta La Rose en levant vers le Comte ses tendres regards noyés d'infortune.

- C'est assez, Madame ! tonna le Comte. Puisque, dans l'humeur où je vous vois, vous n'avez point perdu votre langue, il faudra que vous en fassiez meilleur usage dès à présent, et que vous cessiez sur-le-champ de m'en rebattre les oreilles. Quant à vous, Cher Saint-Loup, ayez l'obligeance de présenter à cette gueuse le dard dont la taille et le pourtour, pour prodigieux qu'ils soient, n'ont semblerait-il point encore rassasié mon exécrable épouse.

- Je suis le serviteur de Monsieur le Comte, répondit en souriant le Chevalier, qui, s'étant prestement remis de sa crise dernière, fit reparaître le bélier dont les dimensions et l'aspect rendirent à La Rose ses frayeurs initiales.

- Non ! Non ! hurla-t-elle en sanglotant. Je ne puis...

Mais le Comte, l'ayant fermement placée de telle manière que le Chevalier pût procéder aisément au crime, lui écrasait la face contre le bas ventre de son complice, tout en la maintenant de son autre main, en lui broyant la mâchoire.

- C'est là l'office qui vous sied le mieux, Madame, et je gage que notre ami Saint-Loup se rangera sans mal à mon avis, déclara-t-il d'une voix cruelle.

- À la vérité, Cher Comte, jamais je ne vis de bouche plus fraîche et plus appétissante ! s'exclama le Chevalier, dont les soubresauts ébranlaient toute la malheureuse Rose, à demi-suffoquée par l'horrible profanation dont elle était la victime.


Elle eut beau se défendre et griffer, les deux hommes ne lui permirent nullement de reprendre son souffle, et, tandis que le Chevalier de Saint-Loup s'activait violemment, le Comte imprimait à La Rose de furieuses secousses, afin de hâter l'arrivée de la crise. Les pleurs de La Rose ne s'étaient point taris, cependant, et ses plaintes redoublèrent, lorsque les deux scélérats s'attaquèrent à ses reins, qu'ils entreprirent de lacérer à l'aide de la dague que le Chevalier portait à la ceinture.

- Comte, je ne puis contenir plus longtemps la décharge, s'écria soudain le Chevalier, dont les yeux semblaient lancer des éclairs.

- Pars donc, mon ami ! rugit le Comte, et que ton encens souille cette ribaude !

C'est alors que La Rose, que l'ignoble traitement des deux monstres révoltait, profita de leur délire et se saisit de la dague, dont elle entailla le Chevalier à la main.

- Ah ! Garce ! Ah ! Maudite catin ! cria Saint-Loup, dont la blessure, pourtant légère, saignait abondamment.

- Foutre Dieu ! blasphéma le Comte, la misérable ! Voici, scélérate, le crime ingrat dont tu récompenses nos soins et nos efforts pour ton éducation ! Rends donc ton âme au Diable, car tu paieras cet affront de ta vie !

- Ah ! Monsieur ! gémit La Rose en se jetant à ses pieds.

Mais le Comte, gagné par une fureur aveugle, n'écoutait seulement point et il emporta La Rose, qui chancelait de crainte, dans un petit cabinet très étroit, dont la porte était dissimulée dans les lambris de la chambre.

Dès qu'il fût enfermé avec elle dans l'obscur réduit, le Comte se précipita sur la pauvre Rose et mit sa gorge et son sein en sang, en l'injuriant et en la battant puis, s'assurant d'elle, il la fit asseoir à genoux sur une chaise et joindre les mains pour prier.

- Préparez-vous, Madame, car votre dernière heure a sonné, commença-t-il d'une voix altérée.

- Monsieur, de grâce ! se lamenta La Rose, vous ne pouvez me condamner de la sorte, sans m'autoriser à recommander mon âme à Dieu et à recevoir l'absolution pour le geste affreux que je viens de commettre !

- Et quand cela serait, Madame, se pourrait-il que votre religion dégoûtante me puisse attendrir ? Vous mourrez, vous dis-je, comme toutes les créatures de votre espèce; après que l'on vous ait livrée, en guise d'absolution, aux palefrois dont je vous entretenais tout à l'heure.

- Le Chevalier, saura votre geste, Monsieur, et il l'empêchera, continua La Rose en s'affermissant.

Le Comte la souffleta rudement.

- Le Chevalier, Madame, ne vous sauva de l'horrible ravin où mes hommes vous avaient précipitée, sur mes ordres, qu'à la seule fin de terminer leur sotte cruauté à votre égard, qui menaçait d'empêcher que je gagnasse sur vous les droits dont je suis le maître absolu désormais. Il me tardait douloureusement de retrouver enfin mon existence coutumière et mes gens tels qu'il me plaît qu'ils soient;  tous, d'ailleurs, se trouvent fort aise que j'aie terminé, ce soir, l'époque ridicule où Bâthory se livrait à la détestable mièvrerie du cœur, afin d'endormir vos soupçons.

La Rose, que la nouvelle plongea dans les plus vives alarmes, se mit à trembler de tous ses membres.

- Monsieur, je vous en supplie, pardonnez à la malheureuse qui vous obéira désormais sans plus se plaindre, volant au devant de vos moindres caprices, se prêtant docilement aux outrages les plus infâmes ! pria-t-elle avec des accents déchirants.

Le Comte la considéra longuement sans mot dire, tandis qu'elle versait un torrent de larmes et s'arrachait les cheveux.

- Vous recevrez donc les secours de la religion, Madame, puisque vous y attachez tant de prix... repartit le Comte d'un air sournois. Toutefois, je ne vous accorde cette grâce qu'à la condition de vous posséder ainsi que vous le devez être par moi la nuit de nos noces. J'ordonne qu'en outre vous soyez profanée de la sorte, en la présence même du confesseur qui vous entendra, s'il le peut; car je pourrais céder au caprice de vous empêcher de lui confier vos scélératesses, par le commerce que je ferai de vous, tant  il est vrai que je puis, de plein droit, vous souiller à ma guise, et de la pire façon qui se pourra concevoir.

- Vous serez obéi, Monsieur, consentit La Rose, dont la pâleur était extrême.

Le Comte sonna et demanda que l'on partît quérir un prêtre, afin que Madame, qui se sentait fort mal, pût se confesser dans l'heure. Les arrangements furent pris aussitôt, et, en très peu de temps, un domestique vint informer le Comte qu'un abbé était à ses ordres et rendrait ses offices dès qu'on le souhaiterait.

- Qu'il entre, répondit le Comte.

Dans l'intervalle, il avait renversé La Rose sur un cabriolet et l'avait saisie à la taille, tout en se présentant aux portes du temple de cette infortunée, armé d'un bélier démesuré, dont les dimensions monstrueuses semblaient conçues à dessein pour la sinistre besogne qu'il se préparait à accomplir. Or, tout résista, tout fut repoussé, malgré la rage que le Comte mit à s'engager. La Rose, au supplice, se lamentait avec des accents déchirants; tandis que l'époux accompagnait ses outrages par les pires blasphèmes. Enfin, au comble de l'irritation, le barbare parvint malgré tout à se rendre maître de la place, qu'il déchira de la plus atroce façon. Il poussa aussitôt des cris de victoire, sans le moindre égard pour les plaintes aiguës de La Rose, qui manqua périr de douleur. Tandis qu'il la maintenait fermement, il s'activa dès lors en l'appelant putain; ce qu'elle était effectivement dans cet instant, où le dard du Comte avait forcé la fleur de sa vertu et régnait avec une absolue férocité, sans qu'elle osât seulement s'esquiver, bien qu'elle souffrît le martyre.

La Rose, dans la position affreuse où elle se trouvait profanée, était placée juste en face de la porte qui communiquait à la chambre, et qu'elle vit soudain s'ouvrir et livrer passage à une forme indistincte, vêtue d'une soutane; qu'elle reconnut immédiatement pour être un ministre du culte, ce qui lui causa une honte cuisante, car le Comte n'avait point interrompu son ouvrage. Il s'exclama, au contraire :

- Entrez, mon bon abbé ! Je tiens ici mon épouse, dont le vice et la débauche surpassent celles des catins les plus abominables. Vous lui ferez peut-être entendre raison car je n'ai pu la convaincre de paraître devant vous autrement que chevauchée comme vous le pouvez voir, et elle a refusé avec véhémence que je la laissasse un moment seule avec vous, tant cette tête folle a de goût pour ces transports pleins de luxure.

- Ah ! La débauchée ! s'écria l'abbé en s'approchant, je ne m'en étonne point, car je connais fort bien cette petite vicieuse, dont j'ai vu s'éveiller les impurs penchants, tandis qu'elle séjournait au presbytère...

La Rose poussa un cri perçant, car elle venait de reconnaître son tuteur, l'Abbé des Épines, en la personne du prêtre qui se tourna vers elle et s'approcha, afin de la considérer plus commodément, dans le déshonneur par lequel elle appartenait au Comte. Dérangé dans ses transports par les protestations de La Rose, le Comte s'adressa à l'Abbé, afin qu'il la fît taire. Cet homme dénaturé, irrespectueux de ses devoirs de père, se plaça sur le visage de la malheureuse; puis, la couvrant d'imprécations et d'injures affreuses, il y sacrifia son encens, dans la bouche même de la pauvre enfant, qui manqua de périr étranglée.

Le supplice, cependant, venait à peine de commencer. Le Comte, le Chevalier et l'Abbé agissaient bien entendu de concert, car chacun de ces hommes horribles voulait jouir à son gré des souffrances et du désespoir où La Rose était de se voir l'instrument de leurs vices détestables. Leur sauvagerie grandit bientôt au-delà de toute mesure, à tel point que la captive, sous les coups conjugués de ses bourreaux, se crût réduite en poudre. Le Comte, s'agitant furieusement entre les cuisses meurtries de la belle, lui griffait cruellement le sein; alors que le Chevalier, s'étant collé à sa bouche, s'activait sauvagement à en éteindre les hurlements désespérés; tandis que l'Abbé, qui n'était point en reste, s'étant armé de verges, la fouettait durement sur tout le corps. La Rose alors, sentant sur elle cette ardente fustigation, fut prise d'un ébranlement irrépressible, qui s'empara de ses membres et la porta, sans qu'elle l'eût seulement compris, au comble d'une volupté lubrique qu'elle ne put point déguiser. Son front se couvrit de sueur et ses gémissements lamentables se muèrent soudain en un râlement de volupté qui redoubla l'excitation de ses tortionnaires.

- Ah ! Garce ! Ah ! Catin ! Voici donc ce qui t'échauffe ! Allons, Messieurs, cette bougresse mérite un sévère châtiment, s'exclama le Comte.

Il la fit promptement enlever du fauteuil, puis, l'ayant placée face contre terre, l'Abbé et le Chevalier lui maintenant les bras et les jambes dans le plus grand écartement, il se saisit d'un fouet de cuir, dont les extrémités avaient été nouées et mises à tremper dans du vinaigre.

Le Comte entreprit aussitôt de mener La Rose au dernier épisode de la jouissance, malgré ses véhémentes supplications ; il la fustigea très longuement, jusqu'à ce que le sang perlât sur sa peau d'albâtre, tandis qu'elle se débattait en vain. Elle résista tant que ses forces expirantes le lui permirent, puis, sentant qu'il serait impossible de feindre plus longtemps, elle aima mieux céder aux égarements du délire qui dévorait son âme.

Aussi son sort fut-il promptement arrêté par eux, lorsqu'ils l'eurent éprouvée tout à loisir et qu'ils eurent compris que, toute vierge qu'elle fût, son tempérament la portait naturellement aux dernières bassesses.

- Puisque vous voilà si prompte à jouir des châtiments et des outrages, Madame, nous n'aurons de devoir plus sacré que de vous ardemment satisfaire. Foutre ! qu'il en soit comme vous le désirez, petite morveuse : vous recevrez dès à partir de demain les cents coups de fouet que je viens de vous administrer avec un si grand succès, déclara rudement le Comte.

- Je propose, Cher Ami, poursuivit le Chevalier en riant, d'accoutumer cette maudite catin à l'usage qui désormais sera le sien auprès de nous.

- Fort bien, honnête Chevalier, fort bien; j'ai d'ailleurs singulièrement envie de l'y contraindre à l'instant même, conclut-il en saisissant la malheureuse aux cheveux et en la traînant jusqu'à un coin reculé de la pièce.

Là, il la fit s'agenouiller et lui passa aux poignets d'énormes fers, qu'il fixa à de larges anneaux solidement assujettis au mur. Il fit de même avec ses chevilles et ses genoux, de telle manière qu'elle ne pût conserver l'équilibre qu'au prix de mille douleurs dans les cuisses, qu'elle avait distendues, et dans les épaules, qui soutenaient tout son poids. Ensuite, il lui noua les cheveux de corde qui, une fois glissée dans une sorte de poulie, lui étira prodigieusement la tête et le buste en arrière, tandis que ses bras demeuraient écartelés vers l'avant. Il introduisit entre ses lèvres une manière de mors cylindrique, qui rendait impossible toute plainte et comprimait sa langue et sa mâchoire de la plus abominable façon; tout en assurant qu'elle ne pût point refermer la bouche, lorsque l'ustensile, une fois déployé, lui disjoignit atrocement les lèvres.

- Vous êtes sans doute cruellement assoiffée, ma pauvre enfant, d'avoir hurlé si longuement ? lui demanda  le Comte, d'une voix faussement aimable.

La Rose tressaillit d'angoisse, ne doutant point que la bonté contrefaite de ce monstre ne fût le signe de quelque nouvelle torture.

- Nous allons donc soulager votre tourment, ajouta-t-il en se rapprochant d'elle.
 
Son vit se dressa sous les yeux épouvantés de La Rose; et sa taille prodigieuse, d'au moins sept pouces de pourtour sur onze de long, ainsi que sa toison, abondante et noire, étaient bien celles dont les visions de la pauvre petite étaient hantées, lorsqu'elle s'était représenté, en tremblant de honte, la physionomie repoussante de l'ennemi qui l'avait fait enlever du presbytère. Le Comte enfourcha La Rose et, le dard ayant pénétré le cœur délicat broyé sous les fers, il se soulagea et l'invectiva, l'admonestant de s'abreuver docilement; faute de quoi il n'aurait désormais plus d'autre lieu d'aisance. La Rose, dont l'humiliation n'avait d'égale que le dégoût, perdit aussitôt connaissance.

Dès lors que le Comte, assuré des services du Chevalier et de l'Abbé des Épines, ainsi que de l'absolue docilité de son épouse, eût assis son pouvoir, la misérable enfant cessa sur-le-champ de contenir la débauche qui corrompait son âme. Les plus détestables pollutions, les pires sévices et les traitements les plus rudes, tout était offert et tout était reçu avec un même empressement et une même intelligence, chez les deux époux, dont la fantaisie et la dépravation semblaient inépuisables.

Or, à mesure que La Rose subissait, des mains du Comte, les tortures odieuses auxquelles elle n'eût désormais plus seulement songé à se soustraire, sa mélancolie se dissipa et l'on vit refleurir à ses lèvres le plus frais des sourires, lorsqu'elle paraissait le matin, toute rosie et d'une gaîté prodigieuse. Le Comte, dont la flamme s'était encore affermie, s'émerveillait d'un tel prodige, dont il avait tant désespéré, et traitait le Chevalier avec les meilleurs égards. Rien ne paraissait suffire à ces trois scélérats, dont l'audace bientôt ne connut plus de borne. Les leçons du Comte, qui duraient parfois tout le jour, furent promptement découvertes par ses gens. Il advint même que les anciens bourreaux de La Rose prêtassent main-forte à leur maître, afin de mieux instruire l'épouse dans l'art détestable d'être une fille.



X. Épilogue

 

L'on m'objectera qu'il faudrait nécessairement que je prisse la peine de terminer cette histoire par une édifiante morale. Cependant, il est de notoriété littéraire que les chemins du vice furent de tout temps semés de roses, et que ceux de la vertu ne manquèrent jamais d'être entièrement pavés d'épines. Est-il en mon pouvoir qu'il en soit autrement ? Considérez donc, Cher Lecteur, que ce serait mentir que d'affirmer que le Comte, La Rose et le Chevalier ne vécurent point très longtemps encore dans la plus complète intelligence. Il est de mon devoir d'ajouter, pour être parfaitement exacte dans mes crayons, que la renommée du Comte ne cessa de grandir dès qu'il parût à la Cour, accompagné de sa délicieuse épouse. Le charme et l'esprit de la Rose lui attirèrent promptement les grâces du Roy lui-même et valurent au Comte, ainsi qu'au Chevalier (qui ne les quittait plus) de prestigieuses charges et de magnifiques pensions. La Rose, dont l'Abbé poursuivit assidûment l'instruction, tant qu'il vécut, devint la plus ravissante et la plus éclairée personne de son temps. Elle tint un salon que fréquentait le meilleur monde : de talentueux artistes et d'éminents hommes de science s'y pressèrent avec une constante et indéfectible assiduité.

Rien ne manqua jamais au bonheur de La Rose, qui fut toujours absolument impur et sans le moindre enfant, comme il se doit.

Retirons-nous, donc, si vous le permettez, Cher Lecteur : laissons La Rose goûter impunément à sa débauche... Il ne nous appartient ni d'en juger ni d'en médire.