Pauline Réage - Histoire d'O Imprimer
Lectures érotiques - XXè siècle
Écrit par Miriam   
Ma première lecture d'Histoire d'O remonte à l'hiver 2002. Par quel mystère ma route n'avait-elle jamais croisé le chemin de cet immense chef-d'oeuvre, alors que Sade et moi étions depuis si longtemps familiers ? Il serait difficile de répondre à cette question. Toujours est-il que certaines lectures infléchissent le cours d'une vie. L'Histoire d'O fut, à cet égard, un voile qui se déchire sur ce que le métier d'écrivain a de plus troublant et de plus sauvage : l'on écrit d'abord avec ce que l'on est.
 
Je conserve un respect et une gratitude particulières pour Anne Desclos, qui a offert au public, sans la moindre pudeur, un récit de cette trempe. Il faut se laisser prendre par son Histoire d'O. Sous l'extrême virtuosité technique de l'écriture, ce sont des hurlements bruts, que l'art de la litote porté à son paroxysme parvient bien mal à dissimuler.
 
Récit d'une rencontre :
 
Histoire…

A l’abri, à l’abri dans la cave, la nuit enrobe si fort et de si longtemps les heures que le temps semble être écartelé et suspendu. Suspendu dans la cave où je repose, La Chaîne enroulée à la taille. Les Maillons se sont imprimés dans ma chair et s’y sont échauffés jusqu’à devenir brûlants. Les Mots se sont imprimés dans mon âme et s’y sont éparpillés jusqu’à devenir haletants. L’Eau est moire et dans ma nuit, l’Histoire est un rêve qui m’enchaîne, mieux que La Chaîne, à devenir…

L’Eau glisse tout d’abord, Eau fantasque, Eau claire sur les pierres qui affleurent à l’épiderme de mon corps vierge. Puis, en quelques phrases terribles et légères, l’Eau plonge dans la faille entrouverte et se fraye son chemin de douleur, jusqu’à ces profondeurs affreuses d’où sourdent toutes mes peurs. L’Eau implacable, sœur de la poussière qui ne sut pas m’atteindre, a creusé dans ma chair ses invisibles traces.

Cet Onirisme, ces traînées rouges, ces réduits noirs, ces scènes d’obscénité, ces torsions et ces tortures du verbe qui se refuse à dire mes mots… toute cette Histoire enfin prend possession de moi. Les hommes se succèdent, les questions inutiles : qui est cette Eau cascadant en silence, vers le cœur et les entrailles des êtres sur qui elle glisse ? Elle est ce que l’on redoute qu’elle soit, protéiforme et incolore, se teinte du sang qui enflamme les joues, se mêle aux larmes qui inondent les yeux, se parfume à l’âcreté de la sueur qui avilit le corps, se dissout enfin dans l’acide qui me tord sur ma couche et me suffoque aux vapeurs immondes de mon eau souterraine.

Mon eau sous La Chaîne, sous ma peau, sous mon corps, sous mon ventre, sous mon âme, sous mes pierres, mon eau qui, en tourbillonnant, fond ses volutes obscures à celles de l’autre Eau. Elles se contaminent. Elles se touillent et s’accouplent, elles se confondent enfin dans un cri de détresse. Dans un regard éperdu dont l’incroyable jouissance m'a jadis pénétrée et lacérée d'épouvante.

J’abandonne l’Histoire à deux gouttes de sa fin, ne voulant, ne pouvant vivre au-delà du monstrueux épilogue que je devine, pourtant. D’un bond j’arrache mes membres fiévreux et tremblants au refuge illusoire que j’avais cru trouver. Je me soutiens à peine, souffle court, cœur battant, genoux incertains, déterminée, dans le choc sonore de La Chaîne s’écroulant à mes pieds, à ne plus rouvrir jamais ces abysses infernales.

L’Histoire abandonnée gît sur mes draps défaits. Je la reprendrai lorsque la clarté du jour s’enfuira sans un bruit. Nulle chaîne pourtant n’entravera ma fuite, nulle impitoyable volonté ne guidera mes mains jusqu’à cette Eau glacée. J’irai, droite et sans faillir, comme toujours j’ai marché, me perdre et me noyer au plaisir et à la terreur de l’Histoire d’O…